The Relief : Tarik Kiswanson investit l’Institut Suédois
Quand l’œuvre dialogue avec l'espace
Y a-t-il un langage capable de panser les souffrances collectives et formuler la résistance de l’être ? Du 23 octobre 2025 au 11 janvier 2026, Tarik Kiswanson nous invite à découvrir le sien à l’Institut Suédois avec The Relief, une exposition inédite explorant la puissance d’un art régénérateur.
Voilà vingt ans que Kiswanson déploie une œuvre multiple où se croisent les questions du déracinement, de la mémoire et de la métamorphose. Les récits qu’il évoque, à la fois universels et profondément intimes, résonnent avec son propre héritage familial : celui d’une famille palestinienne qui connait l’exil depuis Jérusalem jusqu’à Halmstad, en Suède.
En véritable “architecte de la mémoire”, il façonne des espaces immersifs où artefacts, sculptures, sons et vidéos coexistent et dialoguent. Il se risque même à orchestrer la restauration d’un piano qui frôle le siècle d’existence, et ne s’arrête pas là : chez Tarik Kiswanson, le passé est un interlocuteur actif du présent. Les traumatismes d’antan s’y muent en gestes de réparation, tissant la trame d’une exposition tournée vers la reconstruction.
Dès la première salle, nous sommes plongés dans l’univers singulier de Tarik Kiswanson. The Relief (Steinway Victory Vertical, 1944), l’œuvre éponyme de l’exposition, se dresse devant nous : c’est le fameux piano restauré, suspendu dans les airs. L’instrument à cordes frappées aurait vu le jour pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’armée américaine demanda au fabricant Steinway & Sons de mettre au point un modèle pouvant être utilisé sur le champ de bataille. La manufacture imagina alors un piano compact, facile à transporter et même à parachuter : le Victory Vertical.
Lâchés à travers l’Europe à hauteur d’environ 2 000 unités, les Steinway offraient un semblant de consolation sur le front, et ce n’est pas sans compter la richesse des registres empruntés : des chansons populaires aux compositions personnelles de musiciens mobilisés, le répertoire joué sur ces pianos devint une arme de soft power face à l’Allemagne nazie, qui qualifiait le jazz de “musique dégénérée”.
The Relief (Steinway Victory Vertical, 1944), 2025
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Sfeir-Semler.
Témoin d’une autre époque, ce piano vert militaire, rappelant le corps d’armée auquel il était destiné, provient de Leeds, en Angleterre. Retrouvé par l’artiste après de longues recherches, il fut comme ressuscité. « Je suis devenu restaurateur, pourquoi et comment ? Parce que cet objet ne doit pas mourir », confie Tarik Kiswanson lors de la visite à laquelle nous avons été conviés. Reposant de tout son poids sur un objet ovale et blanc, le Victory Vertical devient extraterrestre. C’est un ovni visuel, forme récurrente dans l’œuvre de Kiswanson, tantôt cocon, tantôt œuf, tantôt chrysalide, devenant un symbole aux nombreuses interprétations dont les dénominateurs communs sont le déplacement, le changement et le devenir.
Dans cette même pièce, nous retrouvons la caisse de transport de l’instrument. Beaucoup d’entre elles ont disparu, brûlées pendant la guerre et utilisées comme bois de chauffage.
En entrant dans la seconde salle, la surprise est totale : une vaste structure semble flotter dans l’espace. D’un blanc immaculé et de forme rectangulaire, elle s’étire sur toute la longueur de la salle d’exposition. En marchant autour de ce bloc, on découvre, de l’autre côté, une ouverture qui révèle une large pièce aménagée en son intérieur. Étrangement agencée, elle accueille quelques meubles qui détonnent : une armoire et une chaise en bois, placées à côté d’une forme ovoïde blanche — motif que l’on retrouve, qui commence peut-être à dévoiler les intentions de l’artiste.
La lévitation est un élément constitutif du langage plastique de Tarik Kiswanson, et ces corps presque célestes semblent s’affranchir des lois physiques qui régissent notre monde. L’impression de flottement est saisissante, et les limites de l’entendement semblent presque repoussées.
« Je ne travaille pas la sculpture, je travaille l’espace. La sculpture, c’est statique, figé… », déclare-t-il en nous présentant cette œuvre gargantuesque. De surcroît, le point de rupture entre celle-ci et l’architecture du lieu n’est plus si évident.
Seuil, 2025
Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Vue de Seuil, 2025
Avec l’aimable autorisation de l’artiste
Dans la dernière salle, l’exposition prend un virage surprenant : on y découvre une installation vidéo.
Un écran, posé au sol, montre des mains d’enfants jouant sur un piano, sans aucune fioriture. L’effet ressenti : une ambiance méditative portée par un morceau bien connu, l’Ode à la joie, mouvement final de la Neuvième Symphonie de Beethoven. Cette composition fut d’ailleurs adoptée en 1985 comme hymne de l’Union Européenne. À l’origine, elle était accompagnée d’un poème de Friedrich Schiller célébrant les valeurs d’humanité, de fraternité et de paix. Il n’est pas aisé de s’essayer à jouer cette partition et, ici, les enfants s’y risquent pour la première fois. La scène se déroule au Conservatoire de la ville de Saint-Denis et Tarik Kiswanson initie la séance; l’exécution est lente, hésitante, mais riche, car ces inexactitudes produisent une variété d’interprétations.
The Conservatory (Saint-Denis), 2025
Avec l’aimable autorisation de l’artiste, Sfeir-Semler Gallery et Carlier / Gebauer
L’exposition se conclut ainsi sur un moment en apesanteur, où l’effort mélodique s’évertue dans la boucle de cette vidéo qui l’éternise : “ni début ni fin”, comme le déclare l’artiste lors de la visite guidée. Il est également intéressant de comparer cette installation au Steinway Vertical de The Relief, présenté dans la première salle, qui, lui, demeure muet. Quoi qu’il en soit, cette ultime étape révèle assurément un nouveau type d’espace architecturé chez Tarik Kiswanson, où même le son peut transformer l’espace et l’humeur, voire apaiser celle ou celui qui tend réellement l’oreille.
Notre avis :
Cette exposition offre une immersion inédite au cœur de l’univers de Tarik Kiswanson. Son regard n’est pas figé : il laisse suffisamment d’espace pour d’autres lectures. Aucune narration imposée, seulement des œuvres résolument sensibles, mentales et monumentales, qui invitent finalement à regarder vers l’avenir. Un rendez-vous à ne pas manquer.
The Relief à l’Institut Suédois, du 23 octobre au 11 janvier 2026 (11 rue Payenne, 75003 Paris).
Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site web. Si vous continuez à utiliser ce site, nous supposerons que vous en êtes satisfait.