En septembre 2025, Lucien Icard prend un nouveau virage : il intègre l’incubateur des Ateliers de Paris, pépinière municipale dédiée à une nouvelle génération de créateurs. Dans ce haut lieu de l’inventivité, il consolide son activité aux côtés de pairs animés par les mêmes enjeux. Scénographie, autoédition, conseil en entreprise… Lucien est sur tous les fronts, là où s’esquissent des voies collectives, plus justes et résolument responsables. Ce sont notamment ces dimensions, présentes dans son travail, qui ont conduit Sloft jusqu’à lui, dans son laboratoire d’expérimentation — là où, plus que la magie, c’est la recherche minutieuse et patiente qui opère.
Pour Lucien Icard, tout commence dans l’atelier de menuiserie de son père. Au sein du foyer familial, la créativité est une valeur partagée, et c’est ainsi que son intérêt pour le design voit le jour. Originaire de la Drôme, il comprend vite qu’il est temps de « monter » à Paris, où il rejoindra l’École Nationale Supérieure de Création Industrielle (ENSCI - Les Ateliers). Au fil de sa pratique, le designer détourne les archétypes industriels en réinterprétant les objets et les ressources qui nous entourent, animé par le désir de les voir sous un autre œil. Ses outils se transforment en véritables supports de recherche, façonnant un écosystème cohérent — des gestes de fabrication jusqu’au produit final. Questionner nos manières de produire, de consommer et d’habiter : voilà les interrogations qui orientent son travail et trouvent également leur expression dans Sloft Magazine.
À la vue de l’ensemble de vos projets, on constate une alliance harmonieuse entre esthétisme et écoresponsabilité. Comment parvenez-vous à maintenir cet équilibre ?
Ces deux valeurs ne sont pas en dissonance à mon sens. Par exemple, en tant que designer, il y a des choses que je vais trouver très belles, simplement parce qu’il y a un beau procédé de fabrication derrière qui apporte du sens… En ce moment, je récupère beaucoup de chutes d’ateliers, d’entreprises et aussi des rebuts industriels. Tout l’enjeu esthétique, c’est de s’adapter à la diversité des matières qui arrivent. D’ailleurs, tout l’enjeu de mon travail réside dans une adaptation constante à ce qui existe déjà, tout en y appliquant mon identité formelle avec des traitements simples. Je fais aussi en sorte de travailler ces matières avec logique… C’est-à-dire que je ne vais pas travailler le bois comme le plastique ou le plastique comme l’acier. J’aimerais également souligner qu’à mes yeux, un bel objet reste avant tout celui qui est bien conçu et qui a du sens dans sa conception. Un bon exemple de cette approche est l’horloge que j’ai conçue avec l’Atelier Emmaüs : un projet qui cherche à être un support d’histoire transmis, liant engagement social, apprentissage et démarche responsable.
Comment votre démarche de conception contribue-t-elle à encourager une utilisation plus raisonnée, voire durable, des ressources naturelles ?
Dans ma démarche de conception, j’essaye, comme je le disais, de travailler avec des matériaux déjà existants. Pour reprendre l’exemple du bois, quand je suis amené à l’utiliser, je ne pars pas d’un panneau standard. Ce même panneau proviendrait d’une entreprise qui a fait couper un arbre à l’autre bout de l’Europe, dans le meilleur des cas. Comme cité précédemment, je vais plutôt chercher des sources matérielles variées, ayant déjà eu une vie et une forme, un aspect et une histoire. J’utilise mes outils de designer dans cette optique.
J’ai l’impression que le simple fait de contribuer à votre démarche, en tant que consommateur, relève déjà d’une attitude écoresponsable.
J’ai fait toute une série d’objets d’arrosage de jardin qui utilisent l’eau de pluie, et il est vrai que tous ces objets induisent des comportements écologiques sans être punitifs… Ils donnent des outils pour permettre aux utilisateur.ices de devenir acteur.ices du changement.
J’ai d’ailleurs constaté que plusieurs de vos projets sont accompagnés de notices, de feuilles de route très pédagogiques… Alors je m’interroge : ceux qui adoptent vos objets ont-ils déjà un certain recul écologique, ou s’agit-il plutôt pour eux de se référer à vous pour s’initier ?
Bon, il y a une réalité : c’est un petit microcosme de personnes qui s’intéressent à la question, mais j’essaye d’ouvrir un maximum de mes projets à toustes. En ce moment, je suis justement en train de développer des notices et des plans en libre accès, pour que tout le monde puisse créer et fabriquer chez soi avec des outils ; j’ai une réelle volonté là-dessus. Puis, il y a deux points : d’un côté, les entreprises qui viennent me voir pour aller vers des choses plus éthiques et, de l’autre, la sensibilisation. J’ai par exemple animé des ateliers dans l’agglomération de Roissy il y a six mois. J’ai pu intervenir en créant des objets en réemploi avec un public qui, pour le coup, n’était pas averti de la question. On a travaillé avec des matériaux provenant de la rue et on en a fait des objets pour les centres sociaux qui nous accueillaient. L’important, c’était de manipuler, créer et concevoir avec eux. C’était un gros volume d’ateliers, on a discuté avec beaucoup de personnes que l’on a donc pu sensibiliser à ces problématiques.
Ce récupérateur d’eau de pluie appartient à la famille d’objets Sans pression, conçue pour favoriser un arrosage raisonné et une gestion durable de l’eau.
Fixé sur la gouttière d’une habitation, il recueille l’eau de pluie issue du toit et invite à s’affranchir partiellement du réseau d’eau potable. L’eau ainsi stockée est ensuite acheminée vers le potager par la seule force d’une chute de trois mètres, sans réseau, sans énergie et sans effort.
Pensez-vous qu’il soit encore possible de concevoir des objets de manière éthique ?
Cette question est très dure [rires] ! On est nombreux dans la profession à s’interroger sur l’entretien de ces systèmes de production et de diffusion massifs. Je crois que ces interrogations tourmentent beaucoup de designers, mais je suis convaincu qu’on a un grand rôle à jouer ; les cartes sont entre nos mains ! En réutilisant le plus possible et en concevant dans des logiques plus durables, réparables et accessibles, tout en optimisant les processus de fabrication… En agissant pour ne plus produire d’objets tous les ans, tous les mois, etc., on peut y arriver ! Il y a aussi une véritable plus-value à faire ici, en produisant avec des artisan·es, des entreprises et des matières locales.
À l’occasion de votre collaboration avec le groupe Réside Études, vous avez composé une gamme d’objets multifonctionnels et modulables à destination des petits habitats. Ces deux qualités sont-elles suffisantes pour créer de la qualité de vie au sein des espaces compacts ?
Cette gamme n’était pas spécialement modulable dans l’espace par les usagers…Elle était plutôt pensée pour s’adapter à toutes les dimensions des espaces de viede ces résidences. J’ai vraiment essayé de mettre l’accent sur le rangement et sur lacapacité de déclinaison des différents espaces. Parallèlement, je pense aussi qu’ilne faut pas multiplier les usages dans un objet, au risque de lui faire perdre du sens.Mais avec Réside Études, c’était intéressant d’avoir cette multiplicité de possibilités.C’est un projet que j’aime beaucoup. Aussi, dans ce genre d’espaces compacts,c’est essentiel de pouvoir dissimuler ses affaires grâce à des rangements cachés,pour éviter un effet visuel brouillon. Dans ce contexte, la notion de pureté, de simplicité, est essentielle: des murs blancs, pas de profusion d’objets et une identité formelle qui peut unir l’ensemble.
D’ailleurs, pourriez-vous partager avec nous votre vision de la compacité?
Je n’utilise pas ce terme en général. Je parle plus souvent d’espace réduit, de contrainte d’espace ou d’ergonomie. Mais je dirais que, pour moi, c’est une contrainte créative, au même titre qu’un procédé de fabrication ou qu’un matériau. Ça demande de vraiment réfléchir aux usager·es, en allant à l’essentiel — aussi bien dans les fonctions que dans les formes et les couleurs.
Parmi l’ensemble de vos projets, je me suis attardée sur votre lampe nomade, qui facilite la prise en main grâce à sa surface irrégulière — idéale pour accompagner le geste d’un enfant craintif dans l’obscurité. Considérez-vous que cette attention portée au confort et à l’expérience émotionnelle soit essentielle pour concevoir avec justesse ?
C’est essentiel de penser à l’usager en premier lieu. Aussi, pour moi, c’est vraiment important de tester régulièrement mes objets, de les manipuler en me mettant à la place d’un autre. C’est comme ça que j’arrive à faire évoluer mes dessins, à évaluer les fonctions tout en trouvant un équilibre avec l’esthétique. Typiquement, pour cette lampe, c’est à force de la prendre en main, de la sentir dans le creux, que j’ai réussi à aboutir à ce dessin. De cette envie, j’en ai déroulé toute l’esthétique formelle. C’est pour ça que j’ai à cœur de prototyper la plupart des objets, de les tester à l’échelle. Je fais très peu de dessins ou de 3D que j’envoie directement. En général, le dessin n’est jamais figé avant que je l’aie prototypé jusqu’à satisfaction.
Illustration de la lampe nomade de la gamme d’objets Comme les grands, réalisée par Luce Rungette.
Illustration du portemanteau de la gamme d’objets Comme les grands, réalisée par Luce Rungette.
Provenant de la même collection, un porte-manteau constitué d’une simple patère à deux crochets relie symboliquement, par sa partie inférieure, celle du haut — comme un lien entre les petits et les grands. Un objet bien conçu est-il avant tout un objet qui crée du lien et favorise le vivre-ensemble ? Le design doit-il être un vecteur de collectivité ?
Quand on est designer, on a un grand terrain de jeu vraiment chouette pour pouvoir aborder des questions de société, sociales et environnementales. On dispose d’une grande palette d’outils pour créer du lien — que ce soit par la production d’images, par des valeurs communes ou simplement par l’apprentissage — et on peut aussi partager pas mal de savoir-faire. J’ai réalisé beaucoup d’objets pour des espaces individuels, et pourtant j’aime énormément l’exercice de création dans les espaces partagés. Prochainement, je vais concevoir l’aménagement d’un nouveau lieu du collectif Curry Vavart : ce sera vraiment l’occasion d’essayer de répondre concrètement à cette question ! Concernant les utilisateurs, c’est difficile d’influencer à travers les formes. En tout cas, pour ce projet intitulé Comme les Grands, il s’agit encore une fois de se mettre à la place de l’autre — ici, l’enfant, mais aussi l’adulte. Le but, c’est de permettre aux enfants de faire “comme les grands” dans des espaces hôteliers, là où il n’y a souvent rien de prévu pour eux. “Je fais 1m10, comment je fais pour accrocher mon manteau ?”. Pour créer du lien, je conçois donc quelque chose de ludique et de pédagogique. Et encore une fois, tout passe par le test de l’objet, des deux côtés.
À travers l’ensemble de vos créations se dessine une trame esthétique marquée par des couleurs franches et des formes épurées. Que révèlent ces choix quant à votre vision du design ?
Ces choix sont très personnels, comme on dit, « les goûts et les couleurs », et c’est le cas de le dire [rires]. D’abord, concernant les formes, j’essaye de faire attention à ne pas mettre trop de choses qui n’ont pas de fonction… enfin, plutôt qui ne sont pas liées à l’usage. Pour moi, c’est important de ne pas faire d’excès ici. Aussi, les outils que j’utilise et les modes de fabrication que je mets en avant doivent être tout aussi simples à mettre en œuvre… j’ai à cœur de faire ça. Forcément, ça induit des formes simples, car une production simple, c’est aussi des formes simples ; c’est le processus de fabrication qui induit la forme et l’usage. On dit souvent de mes objets qu’ils sont ludiques, mais ce n’est pas spécialement comme ça que je les pense, non, mais je veux qu’ils soient lisibles dans leur ensemble. Je dessine des objets qui me plaisent, peut-être très inspirés des années 80 et 70… je m’inspire d’ailleurs beaucoup d’un catalogue Habitat, avec des références que je trouve plus belles les unes que les autres. Je tiens à développer une esthétique épurée, par la forme mais aussi par la couleur, avec des monochromes ou des bicolores.
Pourriez-vous nous parler un peu de vos projets en cours de réalisation ?
Alors, concernant mes actualités, premièrement, je peux vous confier que je suis en train de développer des pièces en auto-édition avec des matières en réemploi pour Noël. Ensuite, je développe en ce moment mon réseau d’industries et d’artisans pour créer des projets à plus grande échelle : des scénographies ou même des aménagements d’espaces plus justes et responsables.
J’aimerais terminer cet échange par une question ouverte : comment définiriez-vous votre vision du design de demain ?
En tant que designer, je pense qu’il est essentiel de se recentrer sur sa position, de se pencher sur la localité, avec les artisans qui la composent, par exemple. Je tiens aussi à insister sur les outils que peuvent donner les designers aux fabricants, pour développer des objets plus réparables et durables à l’échelle industrielle. Et, pour finir, je rajouterais qu’à mon avis, le design de demain devra surtout prendre soin des ressources et des usager·ères qui l’entourent.
Dans l’atelier de Lucien Icard, fraîchement installé dans l’incubateur des Ateliers de Paris
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