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La Nuit des Cabanes à la Villa Medici

Une nuit d'art et d'architecture sous les étoiles

Par notre reportrice, Justine Villain - Lefrançois

 

Chaque année en marge du Festival des Cabanes, véritable laboratoire d’expérimentation et de pratiques architecturale, l’Académie de France à Rome - Villa Medici ouvre ses jardins le temps d’une nuit suspendue. Entre cueillettes sensibles, performances musicales, théâtrales, live et DJ sets enivrants, l’événement invite le public à une exploration immersive et intime, où artistes en résidence et invités d’exception redessinent les contours de la nuit romaine. Dans les allées des jardins historiques, des voix singulières s’élèvent : Emanuele Coccia philosophe sous les pins, Alain Damasio déclame, Clara Ysé (en)chante, Smaïl Kanouté électrise. Lors de ce rendez-vous annuel, Rome s’efface et la cabane devient monde. Sloft y était. En totale immersion.

17 h : La Nuit des Cabanes s’éveille sous un soleil de plomb.

 

Le thermomètre affiche 36 dans les jardins de la Villa Medici. Quelques degrés de moins, heureusement, à l’ombre de la Cabane L7 signée MBL Architectes, l’une des cinq créations architecturales présentées cette année dans le cadre du Festival des Cabanes. Bien que son co-créateur, Sébastien Martinez-Barat, hésite encore à la nommer cabane. Pavillon, peut-être. Refuge ou temple sûrement. « On a commencé ce pavillon à la mort du Pape François et on l’a achevé le jour où le nouveau a été élu. Comme une boucle symbolique, presque sacrée. » La rencontre architecturale, qui prend la forme d’une conversation entre l’architecte et le philosophe Emanuele Coccia, est la première manifestation à laquelle nous assistons dans le cadre de la Nuit des Cabanes – Habiter Demain. Le programme dense du premier jour, marqué par les tables rondes hautement inspirantes de l’événement co-créé avec BNP Paribas (lire notre reportage sur Habiter Demain), déroule à toute vitesse et nous fait manquer, de peu, la performance théâtrale Planetaria. Hauts les cœurs, la manifestation ne fait que commencer et la nuit n’est pas encore tombée.

 

A l’abri de la Cabane L7 érigée à la façon d’une « toiture habitée » à la fois dépouillée et méditative, la conversation s’engage. Bercés par le chant continu des cigales, on écoute, activement, tant le dialogue nous pousse à la réflexion. Le festival invite les architectes à repenser leurs pratiques à l’heure de la crise climatique, en répondant à ces questions : comment proposer des formes architecturales non invasives ? Quelles solutions d’habitat durable pour demain ? Sébastien Martinez-Barat interroge les matériaux, leur impact, leur évolution et ce pavillon, qu’il imagine avant tout comme un espace de lecture, devient alors plus qu’un simple abri : un manifeste discret pour une architecture sensible et adaptable. « De notre point de vue le bois, dans l’architecture éphémère, n’avait pas vraiment sa place. Ce qui nous intéressait, c’était justement cette idée de réversibilité et de fragilité assumée. La brique romaine, à l’origine, a été pensée pour être montée, démontée et remontée sans fin. » poursuit le jeune l’architecte. Et d’ajouter : « Il y a quelque chose de magnifique dans la brique. Mais aujourd’hui, on l’a figée, on a oublié qu’elle pouvait être réversible. » Devant nous, les briques du pavillon ne sont pas scellées, elles sont attachées avec soin et précision, « comme on nouerait un paquet cadeau », glisse t-il. Ce geste de nouage devient ici une manière d’honorer le matériau, de le sécuriser sans l’enfermer. Alors, en levant les yeux, les 4600 briques suspendues par 1200 nœuds prennent soudain une autre dimension. Plus qu’un assemblage, une pensée : celle que rien, ici, ne doit être perdu.

A l’ombre de la Cabane L7, l’architecte Sébastien Martinez-Barat (MBL Architectes) échange avec le philosophe Emanuele Coccia. La Nuit des Cabanes – Habiter Demain peut commencer.

L’architecte Sébastien Martinez-Barat (MBL Architectes), co-concepteur de la Cabane L7, un pavillon de lecture ombragé conçu dans le cadre du Festival des Cabanes organisé par la Villa Medici.

19 h : Lecture irréelle d’Alain Damasio sous les pins parasols.
 
On déambule dans les différents jardins historiques de la Villa Medici jusqu’à s’arrêter dans le Carré de la sirène. Sous les pins parasols, les cigales persistent. Alain Damasio, l’écrivain français auteur de science-fiction entre en scène. Et il ne vient pas seul, sa compagne l’assiste. Il nous parle des Furtifs, ces créatures insaisissables qui vivent dans l’angle mort de notre regard, dans ces espaces que nos yeux oublient. Ils sont là, partout où l’on ne pense pas à regarder. Installés sur des coussins d’assises beige à même le sol, l’éventail toujours vissé à la main pour contrer la chaleur persistante, on se laisse emporter par la lecture des trois extraits choisis, tirés de son ouvrage de plus 900 pages. Une plongée de 45 minutes dans l’univers de l’auteur que l’on envisage comme une parenthèse précieuse au cœur d’un programme effervescent. Quand la dernière phrase se suspend et que le silence reprend ses droits dans le Carré de la sirène, on se lève à regret. Le public afflue dans les allées qui se chargent de poussière à force de passages. Et la faim se signale et nous invite à dîner. Pourtant, sur le chemin de notre festin romain, un nouveau détour s’impose. Les Chœurs, ces vingt-deux voix du Jubilus Ensemble, dirigées par Riccardo Martinini, résonnent soudain, surprennent et nous happent. Leur répertoire mêle baroque et contemporain et leur chant nous détourne sans résistance de notre objectif initial : nos estomacs attendront que nos oreilles soient rassasiées.

Sous les pins parasols, Alain Damasio, l’écrivain français auteur de science-fiction entre en scène et propose avec sa compagne une lecture performative devant un public attentif.

Sous la direction de Riccardo Martinini, les voix du Jubilus Ensemble résonnent avec intensité dans les allées de la Villa.

20 h 15 : Danse débridée, Anna Chirescu seule en scène.

 
On arrive quelques minutes en retard. Et la performance Monte Verdura/in fieri affiche déjà complet. Coup de chance, la barrière de sécurité rétractable s’ouvre et nous nous faufilons dans le Carré fleuri pour assister (de près) à la performance furieusement loufoque d’Anna Chirescu. Et multilingue puisque l’allemand, l’italien, le français et l’anglais s’entrelacent sans logique apparente mais avec une énergie contagieuse. Sur scène, l’artiste déambule vêtue d’une combinaison en dentelle fuchsia et d’une cape graphique beige qui lui sert de décor. Elle brandit des carottes comme des sceptres, déambule sous les yeux des spectateurs avec une légèreté insolente. Sa performance met en lumière des femmes qui ont fait vibrer Monte Verità, cette colline suisse devenue un laboratoire d’utopies. Ici, corps et voix, costumes et végétaux se mêlent pour donner la parole à ces figures libertaires qui continuent de résonner dans nos imaginaires. Une rapide recherche internet nous apprend qu’une première version de cette performance a déjà été présentée à Venise, au Palazzo Trevisan, dans le cadre du Pavillon Suisse de la Biennale Arte 2024. Sur scène, Anna Chirescu danse et proclame les maximes des utopistes :
« Être vrai en paroles et en actes. » ; « La nudité, seulement dans les jardins et pour les besoins du soleil. » Ou encore : « La gaité nous permet de ne pas avoir peur des problèmes de la vie et de trouver des solutions naturelles. » Radicale et joyeusement irrévérencieuse, elle chante une litanie de fruits et légumes, croque une carotte avec voracité, sème des feuilles de laitue et de basilic comme des confettis. Une performance anarchiste et végétarienne incarnée qui mêle danse chorale et lien à la nature. D’ailleurs, les bols de raisins, de fleurs et de radis circulent parmi le public, passés de main en main comme des offrandes. Les spectateurs sont invités à se servir aussi sur scène : ici, la nourriture est un lien, une communion joyeuse, un écho aux communautés utopistes. Le public applaudit. Anna Chirescu exulte, furieusement libre.

Anna Chirescu seule en scène, ou presque.

Juste avant que la nuit ne tombe pour de bon, détour par le « WIND LAB » – Le laboratoire du vent – imaginé par l’artiste Alex Cecchetti : un atelier nomade de teinture naturelle, ouvert à toutes et tous. Les plantes, les gestes et les récits s’enlacent pour donner naissance à des tissus vivants. Par un heureux hasard, nous arrivons à l’heure pour l’accrochage du jour. Accolé à la Cabane La Coque, on entre dans le jardin comme on entrerait dans une œuvre vivante, en train de s’écrire, guidés par les odeurs, les textures et les couleurs en train de naître. Un jour, ces textiles réunis formeront la maison du vent.

Bienvenue dans le « WIND LAB » – Le laboratoire du vent – imaginé par l’artiste Alex Cecchetti. Une œuvre vivante est en train de s’écrire…

20 h 48 : Le soleil se couche sur la Ville éternelle.

 

Et avec lui, une coupure s’impose.

 

21 h : Pause dans le Jardin des Citronniers.

 

Un premier Spritz à la main, les conversations s’échauffent dans le Jardin des Citronniers, fraîchement inauguré. Longue de 26 mètres, sa pergola se déploie le long du belvédère surplombant Rome. On reconnait la pâte du duo de designers Muller Van Severen, invité par la Villa Medici et dont la ligne de mobilier d’extérieur Cosimo de’Medici s’intègre désormais parfaitement dans le nouveau jardin. Autour des grandes tablées, on picore quelques mozzas fondantes, des poivrons marinés qui respirent le soleil, des focacce bien huilées, et les assiettes de risotto viennent à nous comme dans nos rêves. L’atmosphère est simple, vivante, comme une fête improvisée entre amis sous les cyprès romains. La nuit est désormais tombée, elle nous enveloppe. Mais à la Villa Medici, quand le soleil se couche, l’obscurité n’a pas le temps de s’installer qu’une autre lumière prend le relais. Celle pensée, dessinée, presque sculptée par Martin Flugelman, architecte, chercheur et concepteur lumière de l’édition 2025 de la Nuit des Cabanes. « Mon projet, Perspective to Detail, visait à révéler les petites choses. La Villa regorge de couches, d’histoires cachées que la lumière peut faire émerger. J’ai voulu éclairer les sculptures, les bas-reliefs, les hermès… Tous ces détails que l’on oublie parfois face à la magnificence de l’ensemble. » En tout, près de 200 lumières déployées, majoritairement sur batterie, pour permettre de couvrir l’immensité du lieu sans infrastructure lourde.

L’équipe de Sloft Magazine a rencontré Martin Flugelman, architecte, chercheur et concepteur lumière de l’édition 2025 de la Nuit des Cabanes.

21 h 45 : La Piazzale de la Villa Medici s’anime de voix. La Villa Medici et ses jardins résonnent.
 
Une partie du public se rassemble devant la majestueuse façade renaissance de la Villa. Annoncée par des chœurs a capella, la nuit s’ouvre sur la performance touchante de Clara Ysé. Accompagnée de son pianiste Camille El Bacha et du violoniste Sylvain Rabourdin, elle emplit les jardins d’une intensité suspendue. Sa voix, tour à tour caresse et déferlante, résonne sous les pins parasol. Elle clôt son concert sur ces mots qui font écho à la manifestation : « Que vienne la nuit. Que vienne l’heure où le soleil gémit. Que vienne la nuit. Et que demeurent les sages endormis. ». Une dernière vibration, un silence partagé. La Nuit des Cabanes, elle, continue de battre, ailleurs dans les jardins.

Lors de la Nuit des Cabanes – Habiter Demain, chaque recoin de jardin s’anime : partout, quelque chose d’inattendu se joue.

Lumières mais aussi sons et présences transforment la Villa en un théâtre à ciel ouvert.

23 h et jusqu’au petit matin : crescendo sous les cyprès.
 
Smaïl Kanouté entre en scène avec Black Indians, une performance puissante et hypnotique où musique et danse costumée s’entrelacent. À ses côtés, la kora vibrante de Senny Camara, la flûte peule de Dramane Dembélé et le violon de Sylvain Rabourdin… La performance hypnotise. La nuit s’emballe. Crystallmess prend le relais derrière les platines et enflamme les jardins. Les corps s’agglutinent, les basses résonnent. Nous quittons les lieux à contre-courant d’une foule romaine qui, elle, continue d’affluer. Les files s’allongent devant les food trucks et les bars débordent.
 
Au total, plus de 3 500 noctambules ont pris part à l’édition 2025 de la Nuit des Cabanes – Habiter Demain. Fête protéiforme, vivante et engagée. À une heure du matin Rome danse encore. Les cabanes brillent toujours et nul ne semble pressé d’en finir avec la nuit.

Clap de fin. Au total, plus de 3 500 personnes ont investi les jardins historiques de la Villa Medici pour l’édition 2025 de la Nuit des Cabanes – Habiter Demain.

Pour en savoir plus, découvrez notre reportage vidéo exclusif :

Photographies : Pauline Khamphone
Texte : Justine Villain - Lefrançois