Rosa Maria Unda Souki, artiste.

C’est d’abord le ciel qui frappe quand on entre dans l’appartement. Les stores jaunes ont quelque chose de solaire, quand bien même le choix des couleurs sert avant tout à identifier chacun des bâtiments du projet d’urbanisme de Marcel Lods. Les barres d’immeubles modernistes, qui restent à hauteur limitée, s’organisent autour de différents squares ménageant pour chaque appartement une vue sans vis-à-vis. La sensation d’espace et de tranquillité émanant des arbres et des bassins n’est pas contredite par les bavardages des voisins. Ville dans la ville, ce quartier apaisé évacue toute impression de densité. Pour Rosa Maria Unda Souki, cet environnement est tout aussi important que son intérieur ; elle y trouve un écho au patio autour duquel s’organisait sa maison d’enfance au Venezuela. Elle aménage rapidement le balcon, de manière à en faire cette extension où déjeuner le matin pour ainsi dire les pieds dans l’herbe, sur une pelouse artificielle, prendre un verre le soir à la lumière des guirlandes lumineuses, mais aussi lire en prenant l’air. De part et d’autre de la baie vitrée, des plantes prennent leurs aises ; celles qui ont été déménagées à plusieurs reprises et qui peuvent enfin faire des racines comme celles qui ont été achetées plus récemment pour leurs odeurs, leurs couleurs. Une part de « forêt », comme la désigne sa fille qui rêvait de vivre à proximité de magnolias. Dans cet appartement compact, où le chevalet côtoie la table à manger et où le bureau n’est pas loin du canapé, ce sont les objets qui marquent les fonctions de chaque espace. Des couleurs vives, comme le rouge des casiers d’un buffet ou le bleu de la nappe et des chaises, rythment la pièce, y apportent de la joie et ne dissimulent rien du plaisir d’habiter.
D’une maison à l’autre, tu as représenté à de nombreuses reprises tes lieux de vie, parfois avec quelques récurrences. Certains objets reviennent et t’accompagnent, te permettent de te sentir chez toi. Peut-être peux-tu nous les présenter…
J’ai tant de fois déménagé que j’ai dû apprendre à voyager léger, ou du moins à choisir de quoi j’allais m’entourer. Il y a des objets qui peuvent facilement se retrouver, comme certains livres, et ceux que l’on peut se procurer en fonction des besoins. Les meubles sont encombrants et, par exemple, quand je suis arrivée ici, j’ai vite trouvé l’essentiel grâce aux petites annonces. Fabriquer un chez-soi demande à la fois du temps et un véritable investissement personnel, émotionnel. Cela peut être quelques aménagements, la façon de concevoir la circulation et l’espace entre les meubles, les objets que l’on dispose et l’endroit où on les place qui revêt une signification particulière. Quand je suis revenue en région parisienne en 2019, après presque dix ans à Belo Horizonte, j’étais avec ma fille et il était encore plus important d’avoir des repères. Elle a voulu que Toto vienne avec nous et, avec ce chien, il y avait aussi des souvenirs dont je ne voulais pas la priver. J’ai donc emporté un tableau qui était dans ma maison d’enfance de Guama, les albums photos familiaux, quelques bibelots, des lettres et des livres qui font partie de moi. Il y a de la poésie, celle de Lorca tout particulièrement, mais aussi des albums pour enfant pour lesquels j’ai une passion. J’ai racheté beaucoup de ceux qui m’avaient marquée quand j’étais enfant, à Londres : des récits qui traitaient sans prétention de la différence culturelle, sans rien omettre du danger du racisme, mais aussi des illustrés qui parlaient, déjà, de se construire des maisons dans les arbres. Je voulais que ma fille puisse à son tour les parcourir et, par exemple, partager mon étonnement devant le Grand Cirque international de Lothar Meggendorfer, magnifique livre-objet à déplier, édité pour la première fois en 1887, qui reconstitue l’atmosphère d’un cirque, et puis lui lire ceux plus récents des éditions vénézuéliennes Ekaré.
Photographies : Fonds Lods. Académie d’architecture/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture contemporaine
Œuvres : Grégory Copitet/Galerie Ariane C-Y
Tu mentionnes une peinture qui était dans ta maison d’enfance, quel regard sur l’art avait ta famille ?
Ma mère était professeure de langues et mon père architecte. Il avait aussi suivi une formation de paysagiste. Il avait un œil avisé et, à l’école d’architecture centrale du Venezuela, il avait pu rencontrer l’artiste allemande Gego qui, après le Bauhaus, était arrivée dans le pays. Sa collection s’était enrichie auprès d’amis et d’artistes du pays comme Guevara Moreno ou Armando Reverón. La peinture que je conserve est de Victor Millan, elle est d’une facture populaire et m’a certainement beaucoup influencée, tout comme ce milieu dans lequel j’ai grandi. Toutes ces œuvres, c’était plus que des objets parce qu’il y avait toujours des histoires derrière. En un sens j’ai continué cela.
Par tes œuvres, ta collection ? Il y a des peintures plus récentes au mur…
Oui, j’ai des œuvres d’autres artistes, comme le Brésilien Randolpho Lamonier que j’ai rencontré quand je vivais à Belo Horizonte et que je travaillais aux Beaux-Arts. Nous avions créé un laboratoire pour une vingtaine d’étudiants, dont il faisait partie, et je n’ai pas cessé depuis de suivre son travail. Ce sont là encore des histoires d’amitiés continuées. Il y a aussi des peintures de Thomas Ivernel et de Jacques Bibonne. Ce n’est pas simplement ce qu’elles montrent mais aussi ce qu’elles représentent que je garde au mur, comme la photo de mon père que je dois raccrocher.
Photographies : Fonds Lods. Académie d’architecture/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture contemporaine
L’image est très présente dans ton lieu de vie et de travail. Certains artistes peuvent se sentir écrasés par tant de sollicitations mais toi tu t’en nourris, tu les reprends dans ton œuvre, tu les fais évoluer…
Quand je suis arrivée dans cet appartement, quand j’ai eu les clés, je suis venue ici pendant une semaine juste à regarder la lumière traverser l’espace, à la suivre toute la journée, assise dans les pièces vides. Je savourais le bonheur d’avoir trouvé une maison tout en pensant à comment j’allais pouvoir l’occuper. J’ai fait beaucoup de plans, des dessins. Les deux se confondaient et je projetais mon arrivée et la façon dont j’allais retrouver des objets, avec le souvenir des lieux où j’avais pu les disposer. Je me rappelle ainsi que les poupées étaient les premières choses que j’avais déballées à mon arrivée, en 2019, au couvent des Récollets. Les objets me permettent de faire le lien entre les espaces, c’est mon univers qui se déplie. C’est vrai aussi que des images me suivent, la photo de mon père, mais aussi celle de ma mère, de mes grands-parents maternels ; ce sont des piliers que je disposais toujours ensemble sur un mur…
Un peu comme un autel ?
Justement, on vient de faire une niche dans ma chambre. Une maison, c’est une construction permanente, et avec l’arrivée de mon compagnon, on a construit de nouveaux meubles, réorganisé certains espaces, son bureau mais aussi la chambre et j’ai pu me faire comme un autel. En Amérique latine, on en a beaucoup pour les saints, les disparus, mais le mien est un peu profane et s’y mêle la Vierge Marie miraculeuse réalisée par ma tante, des figurines de saint George, de saint Antoine mais aussi d’Oshun, divinité de l’abondance dans la culture candomblé du Brésil et quelques autres bijoux faits par ma fille, des photos de famille. Ces objets et souvenirs qui me tiennent à cœur forment comme une protection.
De l’autel, on passe pour ainsi dire à la notion de foyer et il y a dans tes dessins, dans tes peintures, un même mouvement qui cherche à saisir au-delà des murs ce qui fait le cœur d’une maison. Tu utilises de nombreux raccourcis, certaines déformations dans la perspective. Est-ce qu’on pourrait parler de ton travail comme d’une démarche de condensation, de miniaturisation ?
Je pense souvent aux maisons de poupées, et en particulier à certains modèles parmi les plus détaillés et soignés. Lors d’une visite au Rijksmuseum d’Amsterdam, j’avais été fascinée par la reproduction d’une maison en miniature commandée par une famille très riche à différents artisans, non seulement dans une idée d’offrir un jeu à leur enfant mais encore d’avoir un objet très fidèle et conforme au luxe dans lequel ils vivaient. C’est de cette observation que m’est venue une intuition qui a été très importante pour le livre Ce que Frida m’a donné. Je voulais en effet montrer la maison de Frida Kahlo à différentes périodes de son histoire et, notamment, telle qu’elle était dans son enfance, c’est-à-dire très différente d’aujourd’hui. Il y a quelques photos d’archives et des récits du personnel de maison qui nous renseignent un peu. La maison était construite dans un style néoclassique, plus proche de l’architecture française que de l’architecture coloniale espagnole qui prédominait. Le père de Frida, en tant que photographe officiel pour Porfirio Díaz, avait une très bonne situation avant que la révolution ne le ruine et que la situation médicale de sa fille ne l’amène à hypothéquer la maison et vendre les objets. C’est Diego Rivera qui rachète l’hypothèque et en fait ce qui devient aujourd’hui la Maison bleue. Pour retrouver l’aspect que je cherchais, je n’ai négligé aucune piste et aucune archive et c’est finalement au travers de la maison de poupée, avec la reproduction des meubles qui avaient été là, que j’ai pu peindre les premiers tableaux familiaux. Il y a là une façon de retenir, de conserver mais aussi de chérir.
Le livre que tu consacres à Frida Kahlo, tout en étant très recherché, très référencé, est un livre qui se méfie de l’icône populaire qu’elle est devenue. En t’attachant à ses lieux, tu proposes un angle qui est à la fois spécifique et situé, tu l’approches depuis ton endroit, vos expériences de vie qui peuvent se faire écho. Tu crées une connexion intime avec elle qui participe à redonner sa fragilité au personnage, lui faire vivre des émotions mais qui t’expose aussi beaucoup. C’est ta première expérience d’écriture et les peintures ont été premières dans ta démarche. Comment s’est développé ce projet ?
Ce n’est pas la première fois qu’au travers de la maison et des lieux je me rapproche d’un personnage historique, d’une figure artistique. Déjà en 2010, j’ai mené un travail avec la maison natale de Federico Garcia Lorca puis celles où il vécut. Bien sûr, j’aimais sa poésie tout comme j’aime la peinture de Frida Kahlo, mais ce travail de recherche que je menais était une façon d’entrer en connexion intime avec eux. Les connaissances que je développais me permettaient de me découvrir chaque jour un peu plus. Je me rappelle ce jour où ma mère vient voir mon travail en cours alors que je reviens de Valderrubio [le village où se trouve la maison de la famille García Lorca N.D.L.R.] et me dit : « Mais ce n’est pas possible, attends, je vais te montrer quelque chose », et là elle me montre l’image d’un tableau que je lui avais offert de ma maison d’enfance à Guama. En fait, c’était le même tableau ! Bien sûr, les objets étaient différents, mais il y avait des correspondances entre eux et, surtout, c’était le même angle, le même point de vue que j’avais projeté dans la maison de Federico et dans ma maison d’enfance. Ce travail est pour moi une façon de renouveler mon univers mais en même temps de le creuser, d’aller en profondeur aussi par cette démarche de projection. Ce qui m’a tout de suite intéressée chez Frida, ce n’est pas tant ses portraits que ses natures mortes. Salomon Grimberg en a fait un livre, Frida Kahlo, the Still Lifes, qui m’a beaucoup accompagnée. On y trouve aussi bien des fruits que des objets, des ex-voto, des poupées et du texte, des dédicaces qui traduisent quelque chose d’intime dans la peinture. La ramener à moi par le texte, c’est à la fois une façon d’assumer un point de vue, de dérouler mes recherches qui ne sont pas celles d’une universitaire, de montrer ce qu’il y a entre les peintures et tous ces liens que je crée ; c’est encore une fois très autobiographique, il est beaucoup question de ma vie.
Tu parles de la notion de portrait et, s’il est vrai que la figure n’apparaît pas dans ton travail, on peut néanmoins parler de portraits en objets, en espace…
L’influence de l’architecture est sans doute décisive dans mon travail. Je garde mes premiers dessins depuis les Beaux-Arts de Caracas en 1993-1994 et je suis toujours surprise de voir à quel point ils contenaient déjà tout ce que j’allais développer après. J’avais pu les montrer à la Cité internationale des arts, grâce à Anaël Pigeat, c’étaient déjà des maisons avec quelque chose de théâtral. Il y a une connexion entre tous ces lieux, ces objets qui les relient font un espace intérieur continu qui est le mien. Même dans la série de « La Recherche » et dans « Impossible chez nous », les appartements visités mais que je n’ai pu obtenir pour une raison ou une autre que je détaille en légende, ce sont des lieux où je me suis projetée, où j’ai un moment considéré vivre, avec la violence et la fatigue qui s’ensuit quand on se rend compte que cela ne va pas être possible.
La dimension de récit est bien présente dans cette série de « La Recherche», qui s’articule en effet en deux temps avec « Le chez-nous possible » et l’arrivée dans cet appartement des Grandes Terres. J’ai d’ailleurs été étonné en entrant de voir les murs blancs, quand ils apparaissent tantôt jaunes ou tantôt bleutés dans tes œuvres…
J’aurais bien envie de mettre des couleurs aux murs mais disons que c’est une autre étape. Je suis chez moi, avec une vraie stabilité grâce à un contrat à mon nom, mais aussi en location. Je n’ose pas percer les murs et, par exemple, tout ce que tu vois accroché tient grâce à des adhésifs. Après, pour revenir aux couleurs, je ne peins pas seulement d’après ce que je vois mais aussi d’après ce que je perçois. Il y a toujours une intuition derrière, liée à un objet, un moment ou un sentiment. Lors de mon arrivée, j’ai été marquée par la tonalité du ciel que je n’avais pas vu avant et qui se reflète sur les murs, la lumière jaune du crépuscule m’a inondée et c’est aussi un sentiment positif que j’ai essayé de retranscrire. À un autre moment que je représente, la brume est arrivée dans le square un matin et les murs se sont teintés de bleu, c’était assez magique, l’impression d’une autre réalité.
Photographies : Fabienne Delafraye
Texte : Henri Guette




