Romy Alizée, artiste, photographe.

Tu es une artiste multifacette, comment te présenterais-tu ?
J’ai tendance à dire que je suis une artiste pluridisciplinaire, et je précise que je suis autodidacte. Je pense que c’est important. Il y a pas mal de gens qui n’ont pas fait d’études d’art ou qui ne se sentiraient pas de démarrer une pratique sans avoir un label d’école. J’en ai trop peu dans mon entourage, des gens autodidactes.
Parmi toutes tes activités, il y a surtout celle de photographe ?
Oui, j’étais modèle photo de mes 20 à 25 ans. À l’époque, j’étais en école privée de théâtre, et je posais dans le cadre de ces études pour être comédienne. J’ai commencé à poser nue, par goût pour l’image notamment. À force de voir des photographes travailler, j’ai eu envie de faire pareil, mais sans ambition, sans aucun plan ! Parmi les activités que j’ai pu essayer à cette époque, la photo a un peu plus marché. Donc je suis restée là-dedans, même si, dans l’enfance, je n’ai jamais eu la vocation d’être photographe. En revanche, j’avais une vraie addiction aux images. Je découpais beaucoup de photos, j’achetais des magazines de mode, de cinéma, j’avais des images préférées, je faisais des fresques dans ma chambre. J’avais un vrai rapport à la photographie.
Les premières personnes que tu as photographiées, c’était sur ton lit ?
Oui, c’est ça. Il y a quelques années, j’habitais dans un petit appartement de 18 mètres carrés avec une vue sur le Sacré-Cœur, mais assez insalubre. C’était comme une tanière que j’ai eue pendant plusieurs années. C’est à cet endroit-là que j’ai commencé un projet qui s’appelait « The room got heavy » : je faisais venir beaucoup de gens chez moi, que je photographiais ! Le mur était rempli d’images, d’affiches, de photos que j’imprimais en 10 x 15 en papier brillant. Je faisais des tirages pourris, que j’ai conservés. Tout le monde posait nu : les garçons, les filles, avec toujours cette même décoration d’appartement. C’était un endroit hyper chargé. Je ne sais pas combien de personnes sont passées là-
dedans, le projet était vraiment en lien avec mon intérieur. C’était un de mes premiers travaux en tout cas.
Beaucoup de tes photos artistiques sont en noir et blanc, contrastées et minimalistes, prises sur fond blanc. Peux-tu nous parler de ton esthétique ?
Mon esthétique m’est venue de façon instinctive, notamment parce que je suivais le travail de tas de photographes : Nobuyoshi Araki par exemple [photographe japonais connu pour son imagerie érotique, N.D.L.R.]. Évidemment, il y a des références qui planent toujours autour de moi, mais je n’ai pas souhaité m’inscrire particulièrement dans une histoire de l’image. Tout ce que je souhaitais, c’était obtenir un rendu de photo très frontal, peu nuancé. D’où mes mises en scène explicites, avec un côté très cru : j’utilise aussi des flashs qui sont toujours orientés face à la scène photographiée. J’aime le côté très contrasté de mes photos, les ombres marquées : c’est une vision de la sexualité tellement frontale que les spectateurs ne peuvent pas y chercher quelque chose de séduisant.
Donc mes photographies sont peut-être pornographiques, mais elles n’ont pas de fonction érotique ou excitante. D’ailleurs, je demande aux personnes qui posent de regarder la caméra, pour que les spectateurs soient mis à contribution ! Ça permet de se poser cette question : qui regarde qui ? Pourquoi ressent-on ce sentiment de voyeurisme face aux images de nu ? Pourquoi est-on parfois mal à l’aise quand c’est une femme, comme moi, qui crée ses propres images explicites, et qui plus est, une femme féministe et lesbienne ? Donc je ne joue pas le jeu du male gaze (regard masculin). Le fait que je regarde la caméra, quand je pose, montre aussi une certaine fierté. J’aurais pu prendre des photos de nu avec des ombres, des zones cachées, mais ce n’est pas du tout ce que j’ai eu envie de défendre avec ce projet. Non pas que je rejette les autres esthétiques, les autres manières de montrer les corps et la sexualité, mais, pour moi, c’était viscéral de l’exposer à ce point.
Tu as un goût prononcé pour l’érotisme, on le voit dans ton appartement.
J’ai eu un parcours de vie qui a fait que, chez moi, il y a toujours eu un enjeu par rapport à la sexualité, la désirabilité. Le fait de pouvoir assumer et d’être sexuellement autonome, de ne pas laisser la société imprégner mon désir de sa morale, de son jugement, du regard des autres, ça a été un enjeu très tôt pour moi.
Dans ma jeunesse, je n’étais pas dans un environnement où c’était toléré. La sexualité a été un endroit d’épanouissement pour moi. Même si on m’a stigmatisée pour le travail que je fais, je me suis toujours donné comme règle de ne jamais tirer un trait sur la sexualité. Je sais qu’il y a des personnes qui ne veulent plus de sexualité parce que c’est un berceau de violence, je pense au contraire qu’on ne me retirera pas mon désir, même si j’ai vécu des agressions sexuelles. C’est un endroit d’épanouissement qui est à moi, et qui n’empêche pas la complexité.
Tu as créé une série de photos assez osées intitulée
« Variations autour de la Parisienne ». Qu’est-ce qui t’a poussée à faire ça ?
Cette série a été réalisée à partir de photos prises sur scène. Ce ne sont pas des images de séduction, ce sont des images pour faire rire, et pour nous interroger sur notre rapport à la sexualité, et au fait de voir du sexe et des corps. Pour moi, c’est très politique d’en faire quelque chose de léger et de joyeux.
L’humour est très présent dans les films que tu as réalisés récemment. Tu fais de la pornographie décalée,
tu n’aurais pas pu faire de la pornographie classique ?
Non. J’ai joué dans des pornos où les réalisatrices étaient plus « premier degré ». Je trouve ça très bien. Mais mon mode d’expression, c’est l’humour, dans tout ce que je fais. Dans ce que j’écris, il y a toujours un côté décalé, toujours un peu d’absurde. Moi aussi, j’aime bien être face à des œuvres qui me font d’abord froncer les sourcils, puis éclater de rire… J’aime bien être outrée aussi. Je ne suis pas du tout anti-potache… En ce moment, je regarde à nouveau la série The Office, en version américaine, et je trouve ça hilarant ! Ce sont des détails qui me font rire, comme chez les Monty Python. C’est une façon de créer. Il y a des gens qui ont besoin de passer par l’humour. Car quand on parle de sexe, de pornographie, de féminisme, parfois de genre, ces thèmes semblent très graves. Mais, pour moi, ça ne serait pas naturel d’en parler en tapant du poing. J’ai besoin de faire rire pour faire comprendre ce que j’ai à dire.
Tu as réalisé de nombreux clichés dans ton appartement, où nous nous trouvons. Comment t’es-tu organisée pour transformer ton lieu de vie en studio photo ?
Il y a six ans, j’ai mis en scène beaucoup de photos ici, et je me rappelle : on déplaçait des choses car il fallait que je sois en pied. Cet appart’ a souvent ressemblé à un bazar pas possible, et pour faire des photos on se mettait dans un coin, il fallait bouger le miroir qui est lourd… Aujourd’hui, je suis arrivée au bout de cette façon de faire très DIY (« do it yourself »), toujours en bricolage total ! J’ai transformé mon appartement, je me suis séparée de tas d’objets. Et j’ai pris des décisions pour m’empêcher de faire trop de choses chez moi. Pendant longtemps j’avais laissé mon coin salon très dépouillé, pour pouvoir faire facilement des séances de portraits. Ce n’est que très récemment que j’ai osé installer des cadres.
Comment vis-tu le fait d’avoir transformé ton lieu de vie en lieu de travail ?
Là, ça va mieux car j’ai obtenu un atelier. J’ai déplacé une partie de mes affaires dans un espace réservé à cet usage, et ça change tout. J’habite à moitié chez ma copine qui a un appartement plus grand, j’y ai aussi déplacé des affaires, donc j’ai déchargé cet appartement. Depuis quatorze ans que je suis à Paris, j’ai toujours eu des petits appartements dans lesquels j’ai tout fait. Ce qui est paradoxal dans cette ville, c’est qu’il y a des tas de gens qui travaillent au café. Moi j’ai mis quatorze ans avant de me dire que je pouvais bosser dans les cafés, que j’étais pas obligée de rester travailler chez moi !
Pourquoi tu t’étais mis cette barrière ?
L’anxiété sociale ! Pour moi, boire un café en terrasse seule, c’est une habitude de personnes qui ont grandi à Paris.
Là où j’ai grandi, personne ne faisait ça. Au bout d’un moment, je me suis dit : je peux entrer dans un café, il y aura une place libre, j’y vais avec mon ordi, no stress ! Au café, je me suis rendu compte que l’agitation m’aidait à travailler, que cela me déchargeait de cette atmosphère d’appartement.
Quand tu as ouvert ton appartement à d’autres personnes, tu l’as fait sans hésitation ?
Oui. Je sais que cet appartement est rigolo, il y a un côté musée avec les objets. Donc en général, les gens s’y sentent très bien tout de suite. Moi, ça me permet de faire mon travail sans stresser. De temps en temps, c’est agréable de prendre des photos chez soi. Je connais la lumière, je sais que les gens disent tout de suite que c’est mignon, c’est tout rose.
Est-ce que tu dirais que ton appartement te ressemble ?
Oui. Il me ressemble mais il n’est pas en phase avec le fait que je vieillisse ! J’aimerais qu’il s’étende avec une chambre supplémentaire, et là il m’irait parfaitement.
Sinon, la lumière de cet appartement va vraiment avec mon état d’esprit le matin. La décoration aussi. Étant obsédée par les visuels, j’ai besoin d’avoir des photos de mes proches, de voir les couvertures des livres que j’aime. J’ai besoin de voir et de suspendre les habits que j’adore !
Y a-t-il un objet de ton appartement que tu aimes particulièrement ?
J’ai des milliards de choses, tout est important pour moi, je ne jette rien.
Si tu avais un budget illimité, tu modifierais
ton intérieur ?
Je suis locataire. Le gros paradoxe pour moi, c’est d’être chez moi et pas chez moi à la fois. Je me satisfais de ce que j’ai, mais je n’arrive pas à complètement me l’approprier. J’adorerais peindre les murs en rose, mais je n’ose pas…
J’ai une façon spéciale d’habiter mes appartements.
Évidemment, si j’étais propriétaire et que j’avais un budget illimité, je me ferais une salle de bains de ouf. Je trouve que rien ne va dans cet appart’, en termes d’architecture.
La cuisine est minuscule, c’est le problème des logements sociaux : c’est fait n’importe comment. Le couloir ne sert
à rien par exemple…
C’est important pour moi de le dire : quand on habite dans des petits logements, comme moi, on peut très bien se créer une vie agréable, mais, pour autant, ça n’est pas facile d’habiter dans des petits espaces. Donc l’habitat, surtout en région parisienne, est un gros enjeu. Souvent je me dis que je ne dois pas me plaindre, je ne paie presque rien pour cet appartement, je suis dans un super quartier. Je me rappelle régulièrement que j’ai quand même de la chance.
Tu t’es aussi mise à faire de la photo dans la montagne. Tu avais besoin d’espace, à force d’habiter dans la ville ?
Oui, de toute façon je ne pourrai jamais être propriétaire à Paris. Peut-être qu’un jour j’aurai la chance d’acheter un tout petit logement à la montagne. J’aimerais beaucoup voir la montagne tous les jours à ma fenêtre, pouvoir marcher dans des décors pas possibles. J’aime cette immensité. Quand je rentre de montagne et que j’arrive dans mon appartement, je le vis mal, ça devient étouffant. Je suis revenue il y a à peine une semaine, et c’est vrai que, dans la montagne, j’ai vécu une révélation, je me suis sentie appelée. Ça a été quasi mystique. C’est comme quand j’ai commencé à faire du vélo à Paris il y a sept ans, d’un coup, ça a changé mon rapport à la ville. J’arrive à vivre dans cette ville car j’ai trouvé des subterfuges : je fais du vélo, j’ai un atelier, je travaille dans des cafés, donc la vie est devenue beaucoup plus facile pour moi. J’ai la chance de pouvoir marcher souvent, d’aimer ça. Tout le monde trouve ses remèdes.
Désormais, tu photographies aussi des corps nus à la montagne ?
Oui, c’est un changement total. Après avoir photographié tous ces gens chez eux, dans le cadre de mes portraits,
je travaille maintenant en extérieur, face à des décors énormes. Il y a des nus, mais pas toujours, car je me suis aussi mis en tête de photographier la montagne comme si c’était un sujet désirable. Dans ce que je regarde, je recherche beaucoup de choses qui évoquent le sexe. Je ne sais pas pour l’instant si mes photos sont bien ou pas… Et puis j’ai une vraie attirance pour les glaciers, j’ai envie de faire corps avec eux. J’ai un imaginaire érotique, mais je ne veux pas être résumée à un corps, à Paris, aux « sex
party ». Pour moi, la sexualité est plus large que juste baiser avec les gens… C’est un art de vivre.
Photographies : Juan Jerez
Texte : Alix Van Pée








