Une récente Visite Guidée nous avait permis de faire connaissance avec leur appartement. D’autres auraient pu choisir de lui attribuer une décoration ostentatoire, ampoulée… Eux ont opté pour le dépouillement. De ce bien réparti sur deux niveaux, à la terrasse de seulement 5 mètres carrés mais avec une vue inouïe sur Paris, de ces pièces de surface souvent modeste, ses propriétaires ont fait une ode à la simplicité.
Une première conversation avec Kim Laursen et Sergio Machado nous avait permis de percevoir chez eux un rapport différent à l’espace, à la propriété… Au temps, aussi. Nous avons eu envie de les rencontrer à nouveau pour discuter, à bâtons rompus, de ce qui les anime, de leur relation à leurs (très) beaux objets. À ce qui les fait vibrer, surtout.
Kim est danois, Sergio brésilien. Le couple vit depuis leur rencontre en 2008 – date qu’ils se sont fait tatouer – dans un très joli appartement montmartrois. Joli… simple, aussi. Ici, pas d’ascenseur, juste une cage d’escalier pas très grande et qui sent bon la cire, aux marches légèrement de guingois patinées par le temps. Une étonnante chaleur irradie de l’appartement dès qu’on en franchit le seuil : celle de ses habitants, qui vous accueillent à bras ouverts, comme de vieux copains. Pas de photo perso aux murs (il faudra nous plonger dans l’album du couple pour les dénicher), mais des pièces iconiques, de très belles céramiques, du mobilier signé. Moins muséal que cocoon, l’endroit est surtout le reflet d’une existence passée à la poursuite du beau, comme on recherche une essence rare. Car la collection personnelle du styliste de mode (Kim) et du designer textile (Sergio) ne répond à aucune logique comptable. Entre le très poétique petit bureau de Sergio, une applique Serge Mouille et des toiles qui les font vibrer, un sentiment puissant domine les lieux : celui d’une infinie liberté.
La simplicité existe jusque dans les matériaux qu’on retrouve dans cet appartement. Pourquoi ce choix ?
Sergio : Je vivais au sixième étage de cet immeuble quand Kim et moi nous sommes rencontrés. Plus tard, nous avons eu l’opportunité d’acheter le niveau supérieur. Le premier était déjà fait de murs blancs, et de carrelage métro… Il fallait une continuité entre les deux plateaux.
Kim : Nous voulions surtout que nos meubles, nos objets soient mis en valeur par l’espace autour. Et je tenais à un cadre neutre pour travailler : le « grandiose » n’aurait pas convenu ici.
Kim, lors de notre première rencontre, vous expliquiez être peu réceptif à certains codes bourgeois…
Kim : L’opulence, pour moi, ça n’a plus rien d’un luxe quand ça devient envahissant. Sans compter que les mêmes choses ne fonctionnent pas partout. Certains de nos amis au Brésil ont des salles de bains en marbre vert. C’est sublime, on croirait être plongé au cœur d’une émeraude, mais ça ne marche pas à Paris ! En tout cas, pas pour moi. Je suis aussi convaincu que les objets ont besoin d’espace pour respirer… Je dis ça, mais j’ai quand même une maison près de Copenhague pleine à craquer (rires).
Table et chaises : Pierre Jeanneret
Buffet vintage danois
Vous êtes entourés de très beaux objets…
Kim : J’ai commencé à les collectionner il y a des années. Ma toute première paye m’a permis d’acheter une table Jean Prouvé. Ce sont toutes des pièces qu’on aime, avec lesquelles on a une histoire. La valeur sentimentale des choses importe avant tout. Acheter parce que c’est cher, c’est trop facile !
On note une constance dans vos choix, vous êtes très
« Perriand addicts »…
Kim : Dans les années 1990, j’écrémais les Puces du Design, dans le centre de Paris. Les créations de Charlotte Perriand, de Jean Prouvé ne valaient rien à l’époque : je pouvais me les payer même avec mon salaire de jeune styliste. C’est comme ça que tout a commencé… Pour moi, les meubles dont on s’entoure, c’est aussi important qu’un parfum qu’on porte.
Fauteuil Hans J. Wegner
Étonnamment, vous ne vous voyez pas comme des collectionneurs ?
Kim : Non, parce que j’ai beaucoup plus d’envies que d’argent (rires) ! Les vases en céramique danoise que tu peux voir ici et là, c’est un lot que j’ai acheté pour 150 euros. J’acquiers au fil des occasions, comme ces têtes de taureau ou les pièces orange, sous l’escalier, qui sont des céramiques françaises signées des frères Cloutier. Chaque saison, j’ai aussi choisi de m’offrir un objet, une œuvre. Comme ce tableau blanc et jaune de Ludovic Philippon, qui me rend heureux… Et puis on ne se meuble pas qu’avec des pièces design ! La table dans le bureau de Sergio, c’est une planche de bois brésilien qui pèse une tonne, récupérée sur un salon Maison & Objet.
Céramiques orange des frères Cloutier
Au mur : colliers traditionnels brésiliens
À gauche, sur les livres : pièce de bois peinte par Sergio
« Avec le temps,
on comprend que le luxe,
c’est d’abord la sérénité. »
– Sergio Machado
Tableau : Ludovic Philippon
Fauteuil : Charlotte Perriand
Sergio, votre bureau a des airs de cabane…
Sergio : C’est ma pièce à moi, la seule où ça peut vraiment être le bazar (rires). Mon espace libre ! La collection d’avions aux murs, c’est parce que je suis fou amoureux du Concorde. Le mobile suspendu au plafond a été acheté sur un marché au Bénin, à un homme qui faisait des pièces uniques avec ce qu’il trouvait dans la rue : couvercles de Tupperware ou balles de tennis… On dirait un Calder africain ! Il est vieux, le plastique craque alors je le restaure avec du scotch. En fait, il vit sa vie ! (sourire).
Certaines pièces de votre habitat sont d’une taille plutôt réduite. Est-ce une volonté ?
Kim : J’aime les petits espaces. On se perd presque dans les très grands appartements. C’est impressionnant, on y trouve de belles choses, mais c’est souvent une enfilade de pièces « mortes ». Ça peut devenir sinistre ! Il y a un confort particulier à vivre dans quelque chose de compact, de serein, comme un nid.
Sergio : Avec le temps, on comprend que le luxe, c’est d’abord la sérénité.
Plateau de table en bois brésilien
Fauteuil Charles & Ray Eames
On ressent une vibration presque candide chez vous…
Kim : Quelque chose de ludique, en fait. Mon luxe à moi, c’est d’avoir une baignoire avec vue sur Paris. Personne ne le sait, ou presque. C’est la seule fois de notre vie où l’on aura eu la possibilité d’accomplir ce défi un peu fou… Même chose pour la terrasse : c’est moins sa taille qui importe que son point de vue. Paris, c’est tellement magique quand tu l’as face à toi comme ça… J’ai aimé le challenge que représentait cette construction. Ça peut sembler stupide mais quand je regarde la ville depuis ce point de vue, un verre de vin à la main, je suis heureux.
Dans le bureau de Sergio, une partie de sa collection d’avions, gammes colorées et livres…
Votre sensibilité esthétique, ce goût de l’épure, est-il aussi lié à vos premières années passées ici ?
Kim : C’est surtout lié à ma culture et à celle de Sergio. Un intérieur, c’est un peu comme une histoire qu’on se raconte, non ? Les colliers sous l’escalier, je les ai achetés lors de notre premier voyage au Brésil, peu après notre rencontre. Et ça [il désigne une petite sculpture au même endroit], c’est un morceau de bois que Sergio a peint pour moi. Il a un côté « picassoesque »… Oiseau ou dauphin ? On ne sait pas trop. Il est drôle, non ? J’aime aussi les choses improbables, comme la biche de la Manufacture royale de Copenhague dans notre chambre. Quand tu la vois, tu te dis : « Merde, jamais je ne mettrais ça chez moi » (rires) ! Elle ressemble à un cadeau qu’on aurait fait à un directeur de banque dans les années 1960-70… En même temps, elle a un truc bien à elle, un vrai charme.
Applique Serge Mouille
Tableau acheté dans une brocante
« Prendre ce qu’on aime,
changer ce qu’on n’aime pas :
c’est un principe pour moi. »
– Kim Laursen
Vous vivez tous les deux en France depuis le début des années 1990. Comment s’est fait le choix d’habiter ici ?
Sergio : Je viens de Sao Paulo. Je suis arrivé ici après un passage à Londres, où j’avais commencé comme stagiaire chez Vivienne Westwood, puis pour John Galliano. J’ai suivi John peu de temps après son déménagement en France. Ensuite, j’ai quitté la mode pour travailler dans un bureau de tendances. J’y suis resté dix-neuf ans. Je fais du design textile, pour l’ameublement comme la mode, désormais en freelance.
Kim : J’avais fait une école de mode au Danemark, je suis rentré en stage chez Christian Lacroix en 1991. J’ai été très mal habitué avec cette première expérience (rires) : il y a tant de sympathie, de bienveillance, de génie chez Monsieur Lacroix… C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier, qui m’a permis d’oser. Travailler pour lui, c’est certainement ce dont je suis le plus fier professionnellement.
Carnet de croquis : archives Kim Laursen
Votre bibliothèque, seule pièce de l’appartement dont vous avez gardé les moulures, est un peu le reflet de cette époque…
Kim : Dans les années 1990, l’utilisation d’Internet était encore marginale. Il fallait consulter des tonnes de bouquins pour se créer ses références. On ne peut pas revenir en arrière, mais je me souviens encore du plaisir d’acheter Vogue, I-D Magazine, The Face, tous ces magazines de mode… J’aime l’ancrage que permettent les livres, l’idée de rester cloîtré à les feuilleter, à chercher des idées dans un espace très resserré et cosy. Travailler, ça n’est pas que « faire ». C’est aussi écouter, regarder, absorber, interpréter… « Prendre ce qu’on aime, changer ce qu’on n’aime pas » : c’est un principe pour moi.
Sur la cheminée d’époque, une céramique Cloutier
Êtes-vous nostalgiques de cette ère ?
Sergio : L’époque était très différente. On faisait parfois des nuits blanches pour boucler une collection – c’était beaucoup moins cadré qu’aujourd’hui. Beaucoup plus artisanal, surtout !
Kim : Il y avait une profusion de styles incroyable, tant de langages de mode… La créativité était dingue, les enjeux moins énormes que maintenant. Les gens avaient le temps d’affirmer une patte, de creuser leur sillon.
Sergio, sur certaines photos de votre album personnel, on vous voit à cette époque en compagnie de Naomi Campbell ou de Kate Moss…
Sergio : Ça, c’est à cause de John [Galliano], dont elles étaient très proches. Il y avait quelque chose de complètement organique dans cette effervescence dans laquelle on baignait : rien n’était programmé. L’absence de portables faisait que les gens allaient, venaient… On était comme en famille. L’arrogance de maintenant n’existait pas encore. Un jour, quelqu’un m’appelle et me dit : « J’ai une copine, Anita, qui cherche un endroit où dormir à Paris. » J’avais une chambre dont je ne me servais pas. J’ai répondu : « Pas de problème ! Fais-la venir. » Anita et moi sommes devenus très copains. Quand elle était à Paris, elle habitait à la maison… Une de mes proches est restée stupéfaite quand elle l’a croisée un jour : en fait, c’était Anita Pallenberg [ex-compagne de Keith Richards des Rolling Stones]. Je ne m’en étais jamais rendu compte, Anita ne s’en était pas vantée. Elle se baladait en culotte, boots et collants, trente ans avant que ça ne fasse la une des magazines de mode l’an dernier. Tout était comme ça…
Créations textiles : Le Petit Bureau par Sergio Machado
Chez vous, même si les murs sont blancs, la couleur a une importance particulière…
Kim : Les couleurs, c’est vibrant, c’est vivant, ça parle ! Un rouge, ça n’est pas juste un rouge ! Il y a des quantités de bleu marine, de rose fuchsia… La couleur, c’est formidable à travailler. Avec Sergio, c’est un de nos sujets de prédilection, particulièrement quand on collabore ensemble, qu’on fait des gammes colorées pour des clients. Le rapport à la couleur, c’est comme quand tu dis d’une fille : « Qu’est-ce qu’elle est chic ! » Mais c’est quoi être chic ? Ça ne s’explique pas, ça n’est même pas une question de fric. Le chic, tu l’as ou tu ne l’as pas.
Tableau : Icon Tada
Vivez-vous différemment à Paris et dans votre maison du Danemark?
Kim : Oui ! D’abord parce qu’on n’y a pas le même rapport à l’espace. On est beaucoup dehors, là-bas. Il y a encore peu, ma mère habitait tout le printemps et l’été dans cette maison. On la rejoignait les weekends, chacun avait son salon, pouvait boire son café tranquillement le matin. Sergio regardait la télé brésilienne de son côté, elle, la télé danoise. Elle adorait être avec nous. C’est une autre manière de vivre qu’ici.
Sergio : C’est aussi une super forme de cohabitation ! Là-bas les portes sont constamment ouvertes, on circule comme un courant d’air d’un espace à l’autre…
Kim : Je passe mon temps dans le jardin à gratouiller la terre en écoutant la radio danoise. Ce jardin a une espèce de nonchalance, de sauvagerie organisée. Ici, c’est différent… Même si je me fous de l’opinion des autres dans un cas comme dans l’autre ! Je n’ai pensé cet appartement que pour Sergio et moi. Nous vivons ici autrement parce que c’est un autre mouvement, une autre chanson. À chaque pays sa vibration… Honnêtement, au Brésil, je pourrais vivre avec rien.
De quoi notre époque manque-t-elle, d’après vous ?
Les deux, en chœur : de bienveillance. Ça ne fait jamais de mal.
Quel est l’objet auquel vous tenez le plus ?
Kim : Une sirène en céramique, très joli cadeau de ma mère, qui est dans ma chambre.
Sergio : Une maquette de Zeppelin que mon père m’a offerte quand j’étais enfant. L’hélice est cassée, mais ça ne fait rien.
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