Kenny Dunkan, sur ses canapés De Sede DS1025 Terrazza d’Ubald Klug.
Tu es né en Guadeloupe. Peux-tu nous parler de ton enfance ? Comment en vient-on à rêver d’art contemporain quand on est enfant puis ado sur cette île ?
Je n’ai pas forcément rêvé d’art contemporain enfant ou même adolescent. C’est assez vague, ce concept d’art contemporain, parce qu’il n’y avait pas forcément de musées ou de galeries d’art contemporain ou même d’art moderne. Il y a des petits musées comme ça, dans le centre-ville de Pointe-à-Pitre, des musées historiques comme le musée Schœlcher. Mais qui sont très peu fréquentés. Parce qu’il y a une distance, pas tant avec l’art qu’avec l’histoire. Il y a une espèce de peur de l’histoire. Mais ça bouge. Le MACTe [Mémorial ACTe, institution culturelle dédiée à l’histoire, au patrimoine et à la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de ses abolitions, N.D.L.R.], premier musée sur l’histoire de l’esclavage, vient d’ouvrir à Pointe-à-Pitre dans une approche mémorielle bien sûr, mais avec des salles d’exposition pour des artistes contemporains, pour accueillir des résidences. Aux Antilles, l’art, c’est quelque chose, je dirais, induit dans la vie. Dans le carnaval, les rituels… Enfant ou ado, je rêvais plutôt de beauté.
Et la beauté, tu vas la trouver dans différentes stimulations sensorielles. La nature époustouflante des Antilles ou le carnaval, par exemple.
Je pense que mon premier choc esthétique, c’était lors de la parade du Mardi gras, lorsque j’ai vu ce char ananas, dans lequel était lovée la reine du carnaval vêtue d’une combinaison moulante, iridescente, avec une lumière noire qui donnait à son costume une aura surnaturelle. C’était un mélange de chants, de danses, de sculptures. C’était un choc total en fait. J’avais 8 ans. Au-delà d’une illumination esthétique, je dirais que c’était une expérience sensorielle envoûtante faite de tous ces éléments qui constituaient un tout. La musique était atmosphérique avec des basses très fortes dans une ambiance humide. Aujourd’hui, je crois que dans mon travail, j’essaye de capter cette sensation, de la retranscrire.
Dans ton travail, tu fais donc référence à des figures antillaises du carnaval ?
Aux Antilles, il y a, je dirais, deux sortes de carnaval. Un carnaval pour touristes, quelque chose d’assez édulcoré, qui est plutôt lié au fantasme du carnaval, avec des plumes, des paillettes, complètement déconnecté de la réalité sociale de la Guadeloupe, des Antilles. Et puis il y a un carnaval avec des figures plus contestataires qui exposent dans l’espace public des revendications plus intenses liées à la réalité de la vie aux Antilles. On appelle ça les groupes à « Po », qui utilisent des tambours à peau d’animal, comme Akiyo, ce groupe mythique créé dans les années 1970 qui fait exploser dans l’espace public des traumas, des figures liées à l’héritage africain, qui prend à bras-le-corps l’histoire des Caraïbes, la vraie, sans filtre et souvent avec humour.
Le carnaval sert paradoxalement à faire tomber les masques. On se grime pour dire la vérité, l’artifice sert le vrai.
Oui, le vrai carnaval, c’est le moment de renversement de tous les codes, c’est le moment où on peut se lâcher, tout dire, tout libérer.
Est-ce que, justement, cette dimension libératrice du carnaval irrigue ton œuvre, au-delà de sa dimension formelle, plastique, parce qu’on peut enfin dire qui l’on est, d’où l’on vient ?
Oui, bien sûr, j’utilise le carnaval comme un philtre qui m’aide à m’émanciper. Pendant le carnaval, on peut être qui on veut. En se cachant derrière un masque. Les masques aux Antilles, c’est quelque chose de très codifié dans les groupes traditionnels, les fameux groupes à « Po ». En revêtant un masque, ce n’est pas du tout un déguisement. On active une entité magique. On devient cette entité.
Et puis un jour, tu arrives à Paris. Quel a été l’itinéraire ?
Beaucoup de rêves. La base même de mon existence est liée au rêve. J’ai beaucoup rêvé d’ailleurs, de beauté. J’étais un enfant assez calme qui observait plutôt, j’analysais énormément. J’étais toujours en train de dessiner, de faire des choses, comme ça, très manuelles, mais toujours très calmes. J’observais le monde. J’ai nourri ce rêve de Paris, ce rêve de la Métropole comme beaucoup d’Antillais. Il y a cet état où on se sent lié à la Métropole. C’est un rapport ambivalent. La Guadeloupe est liée à l’Hexagone par l’histoire, c’est une ex-colonie, il y a eu des politiques mises en œuvre pour attirer les populations des Antilles, je pense au Bumidom [Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, N.D.L.R.] qui est une histoire pas facile pour certaines familles, certains enfants qui sont arrivés en Métropole. C’était une politique de repeuplement des campagnes. Ce lien est resté dans les esprits celui du travail en Métropole. Et pour moi, les écoles d’art étaient toutes en Métropole. J’ai compris que Paris était lié à mon rêve d’épanouissement. Quand je suis venu pour la première fois à Paris, j’avais 5 ou 6 ans, mes parents étaient parfaitement au courant que je voulais y étudier. Je ne savais pas précisément quoi encore, mais je les avais déjà prévenus [rires].
Tu m’as parlé d’un plan des Galeries Lafayette à ce sujet…
Oui, c’était justement quand je passais le bac, à 17 ans, mes parents m’avaient offert un voyage à Paris pour me stimuler avant les épreuves, pour me permettre de voir les œuvres en vrai, le musée des Arts décoratifs etc., et j’ai rapporté ce plan touristique des Galeries Lafayette. En rentrant, c’était donc avant le concours pour les écoles supérieures parisiennes, j’avais entouré chaque école que je voulais faire sur le plan, Duperré, Estienne, Olivier de Serres, Boulle… et ça a marché ! J’ai eu Boulle et Olivier de Serres et j’ai choisi Olivier de Serres.
Donc tu t’endors sur un plan des Galeries Lafayette et, un jour, tu fais le group show d’inauguration de Lafayette Anticipations, la fondation pour l’art contemporain des Galeries Lafayette…
Il y a des choses comme ça qui se matérialisent. C’est de l’ordre de la projection, ce rêve constant. Je pense qu’il faut provoquer les choses en les rêvant, en les fantasmant. Et comme ça, on en obtient une petite partie dans la réalité et parfois beaucoup plus.
Il y a une vidéo, UDRIVINMECRAZ, où tu danses devant la tour Eiffel vêtu d’un costume sur lequel tu as cousu des centaines de petites répliques de la Dame de fer, les mêmes qui sont vendues par des hommes noirs, souvent d’origine africaine. Elle est d’ailleurs rentrée au Fonds d’art contemporain de la Ville de Paris. En faisant ça, qu’est-ce que ça dit de ton rapport à Paris ?
Cette vidéo part d’une obsession pour Paris. Le titre signifie « tu me rends fou ». Ça parle à la fois de quelque chose d’assez beau, d’une énergie positive où je me suis épanoui à Paris mais aussi d’une désillusion, où on se rend compte que la ville est une ville violente, qu’il y a d’autres réalités autour de nous, notamment celle des vendeurs à la sauvette de la place du Trocadéro qui vendent des bouts de rêve, des bouts de pacotille comme ça pour les touristes, et en fait je me suis senti lié à eux. Ils nourrissent aussi ce rêve de Paris, ce rêve d’émancipation, de gagner plus d’argent pour améliorer leur ordinaire, pour soutenir leurs familles. Ils sont aussi issus d’anciens pays colonisés ; c’était une façon de créer un lien Afrique-Caraïbes et de matérialiser dans la danse que je fais devant ce monument mes tourments. Je fais des pas de danse traditionnelle guadeloupéenne qui peuvent rappeler le gwoka ou le dancehall jamaïcain et je danse jusqu’à l’épuisement. À la fin, je m’effondre littéralement sur le parvis et ça crée un moment d’ambivalence, c’est très étrange… Certains touristes sont interloqués, d’autres pas du tout. Quand je suis arrivé sur la place, avec ma valise et ma veste à l’intérieur, quelques tours Eiffel dépassaient et les vendeurs sont venus me voir en me disant « mon frère, fais attention, y a ta marchandise qui dépasse ». J’étais déjà dans la famille. Or j’avais peur au départ, car j’allais sur leur terrain… mais j’avais besoin d’activer cette sculpture.
Paris, ça fait combien de temps désormais pour toi ?
Dix-huit ans. J’aurai bientôt vécu autant de temps dans cette ville qu’en Guadeloupe. Au début, ça n’a pas été évident. Je me dis ça avec le recul. Mais ça s’est ultra bien passé quand même, parce que je me suis fait plein d’amis dès le départ à Olivier de Serres, il y avait un contexte d’intégration. Et puis plein de choses se sont enchaînées, j’ai fait de belles rencontres, j’ai embrassé la ville, j’ai ridé dans la ville, je sortais pas mal, je devais aller chercher l’inédit et m’infiltrer. Je ne sais pas si je vivrai toute ma vie ici, mais Paris m’a construit.
Est-ce que tu ne crois pas que Paris produit cet imaginaire français, c’est une centrifugeuse qui aspire chaque classe d’âge puis en recrache une partie ? Qu’on soit pyrénéen, alsacien, breton ou guadeloupéen ?
C’est la grande broyeuse ! C’est une ville violente, dans les codes, la séparation des classes, dans les odeurs, dans le métro – chose à laquelle je ne me suis jamais habitué –, dans les sons, les regards, les non-regards, dans le fait qu’il faut trouver sa place et ensuite se battre pour la garder. Dans les écoles d’art, j’ai bien vu le degré de concurrence entre les étudiants, c’est de la haute voltige ! [rires] C’est une ville qui construit des ego et qui les déconstruit. Ça passe ou ça casse. Il faut être prédisposé et accepter ses défauts. Mais je pense qu’il faut aussi quitter Paris pour apprécier Paris. Je retourne régulièrement aux Antilles, j’ai vécu à Zurich, à Rome… c’étaient des plages de repos… où la ville me manquait. Parce que Paris me manque toujours. Notamment les rencontres qu’on peut y faire, en fait. Quand je suis arrivé comme étudiant à Paris, j’ai rencontré le monde entier. Des personnes que je n’aurais jamais rencontrées aux Caraïbes. Je me suis fait des amis suédois, mexicains, hongrois, coréens, japonais, qui venaient de partout. C’est une ville-monde, mais avec des mondes qui ne se mélangent pas. C’est aussi sa complexité.
Tu parlais de Rome. Tu as passé un an à la villa Médicis.
C’était ma première résidence d’artiste et aussi mon premier atelier. C’est là où tout a commencé, je dirais. C’est là où j’ai mis en place un vocabulaire plastique par l’expérimentation à l’atelier et dans l’espace de la villa, le jardin, les pièces historiques… Au début, Rome, j’ai détesté. C’était ma première fois dans la ville éternelle et d’habiter comme ça, sur le Pincio, avec un quartier à l’arrière un peu comme le XVIe arrondissement de Paris, avec cette vue imprenable sur la ville sans être dans la ville, isolé derrière les murs de cette forteresse gardée par des militaires… je me sentais enfermé. Et quand je sortais dans la ville, je ne voyais pas d’aspérités, uniquement des touristes, ceux de la Piazza di Spagna juste en bas, et ça m’angoissait. C’était compliqué de trouver ses marques à la villa Médicis, dans ce lieu chargé d’histoire avec toutes ces figures tutélaires qui flottent dans l’espace et qui mettent une pression monstre ; mais aussi de s’adapter à la promotion : on nous a choisis mais on ne s’est pas choisis. Mais après quatre mois, j’ai adoré, quand j’ai commencé à rencontrer des Romains. C’est un peu comme à Paris en fait, ils m’ont donné les clés de la ville. J’ai commencé à pousser des portes, à arriver dans des endroits incroyables. Et là, c’était La Grande Bellezza. Ça existe vraiment ! C’est une ville qui est pour moi bien plus décadente que Paris dans son extravagance. Avec cette beauté par strates, ce chaos, le climat, la gestuelle… j’ai compris que c’était une ville caribéenne. La plus caribéenne que j’ai vue jusqu’à présent. Son rapport à la famille, la nourriture, les plats… la terre qui bouge, les orages incroyables…
Il y a une dimension « mode » dans ton travail qui rejoint la production très soignée, très produite de tes œuvres qui sont donc très lisibles. Comme les campagnes de mode, chocs et intelligibles.
J’ai vraiment ce profil arts appliqués. Parce que dans les écoles d’arts appliqués, on nous apprend une méthodologie qui est celle de la communication. À Olivier de Serres, j’ai étudié le visual merchandising. J’ai appris des « trucs » liés à l’espace ou à la communication visuelle. Ce sont ces filtres occidentaux que j’utilise pour traduire tout ce qui est caribéen, toute la complexité de ma culture. Quand j’étais enfant, je voulais être styliste. Puis designer. J’ai ce rapport à la mode qui est très fort. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai décrypté tous les codes et j’ai subi une métamorphose dans la personne que j’étais, dans mon look. Je me suis rendu compte qu’avoir une apparence particulière avait des répercussions sur l’autre. J’ai commencé à jouer ; être en transformation, c’est tout ce que j’aime pour moi qui me déguisais tout le temps aux Antilles. Ça m’a servi aussi d’arme. Ça m’a protégé de plein de choses d’avoir des looks assez forts. Aujourd’hui, je n’ai plus rien à cacher parce que je m’assume à 200 %. Mais à l’époque, j’étais dans une phase de transformation extrême. J’avais des coupes de cheveux différentes du jour au lendemain, des couleurs différentes, je jouais avec des allures androgynes… Si je sors en hoodie à capuche avec des sneakers, je sais bien l’image que je vais renvoyer, les regards que je vais provoquer. Et si je suis habillé en dandy, ça change. C’est aussi simple que ça. Je prends énormément de plaisir à voir derrière les vêtements tous les concepts, les références. C’est très ludique. J’aime jongler.
Il y a aussi une dimension design. Je pense par exemple à l’œuvre Affinities are miracles (2019) où un corps s’entrelace avec des canapés en cuir iconiques, les De Sede DS1025 Terrazza d’Ubald Klug.
Il y a une part de fétichisation absolue. Je joue avec mon corps, mon corps noir, qui est un corps objectifié, fantasmé, avec pas mal d’assignations, et mon travail est une façon d’être qui je veux : un corps dominant, dominé, sensuel, sexuel, accueillant ou qui repousse. Je veux avoir le pouvoir. C’est une façon de jouer avec des objets design qui sont des fétiches, des icônes, et le corps qui a pu être commercialisé durant l’esclavage comme un objet lui aussi. C’est une façon de faire des allers-retours entre histoire, capitalisme, esthétique.
Parce que nous sommes des corps, notre société n’est-elle pas irrémédiablement matérialiste ?
Il y a cette obsession de l’objet, de la matière, de révéler tout ça. Mais la dimension spirituelle nimbe l’ensemble. Mon travail parle beaucoup de rituels, de jaillissement, de vie, et de références plus occultes. Je pense que ce sont des allers-retours entre plusieurs mondes. Le rapport à la nature, plutôt lié à un respect de la nature, une force vivante à craindre. Je crois à la puissance de la nature. La puissance guérisseuse de la nature. Aux Antilles, on prend des bains de feuillages pour bien démarrer l’année. On prend aussi des bains à minuit au premier jour de l’an, on appelle ça les « bains des marées », pour se régénérer, éloigner les mauvais esprits. Pour moi, c’est très naturel. Tout le monde fait ça avant de faire la fête. Enfant, j’étais asthmatique. On m’a fait boire un bol de lait dans lequel on avait trempé un anolis [petit lézard, N.D.L.R.]. Et depuis, je ne suis plus malade. J’ai baigné dans une ambiance magico-spirituelle, syncrétique avec la religion catholique, qui s’est mixée aux croyances des esclaves africains venus avec leurs danses, leurs chants, leur cuisine, leur regard. Il y avait déjà les Amérindiens qui étaient sur place avec des croyances très fortes elles aussi. Tout cela a fait un amalgame ultra-complexe qui peut paraître opaque de l’extérieur mais qui est tout à fait normal. Les objets convoquent ça. Je suis antillais, mais français, mais européen. La complexité est ma nature.
Je te cite : « J’étais même parvenu, étant jeune, à la conviction qu’en prenant des douches interminables et en me frottant avec des brosses, ma peau allait s’éclaircir… »
J’ai découvert que j’étais noir quand je suis arrivé à Paris. Aux Caraïbes, tout le monde a la même couleur de peau à quelques nuances près. En arrivant à Paris, on se rend compte qu’on est différent et on nous le fait savoir. Des petites blagues en passant. Des choses plus systémiques, des clichés auxquels je ne prêtais pas forcément attention au départ. Aux Caraïbes, on se sent très français, beaucoup plus proche de la Métropole que de l’Afrique. C’est quelque chose qui provient d’un rejet de l’histoire des origines, où on veut se dire qu’on est plus évolué, moins roots. Ce qui est drôle, c’est qu’aux Antilles tout le monde est métis. J’ai du sang européen, indien du Sud, africain. Si on remonte dans mon arbre, il y a toutes les couleurs d’yeux, toutes les textures de cheveux. C’est assez étrange ensuite, parce que tel trait ressort de notre génotype, d’être assigné, avec plaisir bien sûr [rires], à telle ou telle catégorie humaine. Souvent, on me demande d’où je viens. Ce sont surtout des personnes noires qui me posent la question. Je leur propose de deviner. Et elles ne trouvent jamais. Parce que j’ai un physique longiligne, avec la peau foncée, des traits plutôt fins, on pense que je suis de la tribu des Peuls en Afrique. Ou alors, quand je porte des chapeaux et que je cache mes cheveux avec ma moustache qui ressort, eh bien les Pakistanais de Zurich qui me voient passer sur mon vélo me saluent, comme si je faisais partie de la communauté. Même avec les personnes colorées, il y a des ambiguïtés. L’ambiguïté est partout.
Sur une œuvre, tu as écrit : « Mon frère et moi étions persuadés que ma mère avait échoué en épousant un Noir. Nous la condamnions ouvertement, la tenant pour responsable de notre apparence disgracieuse. » Tu reprochais à ta mère de ne pas avoir épousé une personne blanche, car être métis aurait déjà été plus acceptable pour toi ?
C’est toujours très violent quand j’entends ça. Ce sont les ravages du colonialisme, avec des choses comme ça qui restent dans les esprits et les corps. À l’époque, il y avait ce système de castes avec les mulâtres, une désignation qui renvoie aux croisements animaux, où il y avait un classement des métissages, avec les quarterons par exemple, où plus on était clair de peau, plus on avait une position élevée dans la société. Si bien qu’il y a une expression qu’on utilise toujours à la naissance d’un enfant: « Oh ! waouh, il a une belle peau chappée. » Donc une belle peau claire qui a échappé à son destin. Il y a aussi le mot « chabin » ou « chabine », qui désigne les personnes claires de peau, parfois avec des yeux verts ou bleus. Et là, c’est le summum du canon de beauté. Auquel je ne correspondais en rien. Donc j’avais énormément de complexes. Et toute ma vie, j’ai eu l’impression d’être en dehors de mon corps, que ce corps ne pouvait être le mien. Parce que je n’étais pas assez clair, parce que je n’avais pas les cheveux assez lisses. Parce que je n’avais pas le nez assez fin. Et je fantasmais un corps que je n’avais pas. Et donc j’étais constamment hors moi. Ça a été une obsession, jusqu’au point de reprocher ma couleur à ma mère.
On peut lire les traces de l’esclavage dans ton travail ? Peut-être l’utilisation récurrente des chaînes ?
On peut tous aimer les chaînes ! [rires] Mais c’est sûr qu’il y a des éléments que je trouve en magasin de bricolage qui sont fortement liés à des objets de domination, qu’on a pu voir pendant la période esclavagiste et que je vais acheter de mon plein gré. Mais qui sont aussi des références liées au SM où je crée des confusions entre le plaisir et la douleur. Dans mes pièces, tout est dissimulé. Comme dans cette vidéo que j’appelle Christophine. C’est ce légume qui est devenu un plat traditionnel et qui provient de Christophe Colomb, qui l’a introduit. D’ailleurs, comme pour beaucoup de choses, personne ne se pose la question de son origine. Dans la vidéo, je fais un gros plan sur ce légume que je caresse parce qu’il a des piquants qui se plient et se redressent sous mon doigt, c’est très organique et très étrange. On peut y voir plein de choses. Mais la dimension coloniale est en filigrane. Il y a cette pièce où je presse une bouche noire de mannequin avec laquelle on pratique le bouche-à-bouche. Et j’ai fait un fond ton sur ton où tout est très brillant, très attrayant, un peu comme du chocolat. Et j’ai appelé ça La Pièce chocolat. Ça parle de l’histoire du chocolat qui est un produit de plaisir, plaisir de la consommation, et un produit qui a fait souffrir des corps. On peut presser de plaisir certaines choses. Quand je trouve quelque chose trop mignon ou trop beau, j’adore presser, faire souffrir le plaisir. Il y a toujours ces références en filigrane dans mon travail. Qui vont être amenées soit par la sexualité, soit par l’humour. Pour que ça soit léger. Je fais un travail par couches. Plus on y pénètre et plus les strates sont vives et incisives.
Oui, dans tes pièces, sous leur aspect séduisant, léché et ludique, il y a une dureté.
Ce sont des pièges.
Ce langage-là, cet assemblage de colliers de serrage, de pendeloques, de calebasses, de perles, d’écrous, tu y es arrivé comment ?
C’est à la villa Médicis que j’ai développé tout ce vocabulaire plastique. Et même pendant mes études aux Arts déco. J’étais conscient que je mettais en place un vocabulaire par expérimentation et que mes sculptures n’étaient pas des choses finies. Mais que j’allais réexploiter toutes ces formes et tous mes axes de recherches. Mes sculptures sont indépendantes mais je les associe dans des systèmes narratifs pour créer de la complexité.
Aujourd’hui, tu travailles chez toi. On est dans un appartement extrêmement léché, quasiment comme une galerie de design, et dans une pièce au bout de l’enfilade de la réception, on trouve ton atelier avec des plans aux murs, du matériel partout. Il y a un monde dans un monde : la façade et l’arrière-boutique, la vitrine et le sanctuaire…
Oui, n’entre pas qui veut dans l’atelier. Mais l’appartement reste aussi un cocon réservé aux très proches malgré une certaine théâtralité. Je ne reçois pas beaucoup. C’est un lieu très intime. Je ne fais pas beaucoup de soirées chez moi. Parce que je préfère sortir ! Il y a des artistes qui rejettent le côté mondain. Le mien est lié au monde de la mode que j’ai fréquenté quand j’avais une vingtaine d’années. Le fait d’avoir été mannequin m’a appris à être moins timide, à assumer mon corps longtemps détesté. Dans mes appartements, j’ai toujours repeint le sol en blanc sans prévenir le propriétaire. Si l’appartement est semi-meublé, je mets tous les meubles à la cave, il y en a que j’ai même jetés, sacrifiés, je préférais perdre ma caution plutôt que de vivre avec des choses qui n’étaient pas à mon goût. J’ai toujours besoin de maîtriser ce qui m’entoure et de créer des compositions pour amuser l’œil, par des textures, des choses qui font plaisir, notamment les plantes. D’ailleurs, elles font ce qu’elles veulent ici. Si je les positionne quelque part et qu’elles ne sont pas contentes, il faut que je les change d’endroit et ça me prend du temps. Elles m’apprennent à moins maîtriser. La maîtrise, c’est plus fort que moi.
Dans ta chambre, ton dressing s’expose au grand jour, parfaitement déployé sur de grands racks. C’est aussi une installation ?
Mon dressing est visible car je l’ai montré lors de ma première exposition à la galerie Les filles du calvaire. J’ai mis tout mon dressing enfermé dans la vitrine pendant trois mois. J’avais gardé quelques vêtements utilitaires. C’était une façon de montrer comment on peut se détacher des choses, comment on peut exister sans tous les artifices. C’était une expérience du dépouillement. C’était un peu déstabilisant au départ mais qu’est-ce que c’est cool de ne pas avoir trop de choix ! Le passant voyait toute mon intimité. C’était étrange d’entendre parfois des personnes commenter les pièces de ma garde-robe. Je me mettais à côté d’elles et j’écoutais. C’était comme si elles parlaient d’un mort. Ça m’a fait réfléchir à ce qu’on laisse après soi quand on disparaît. J’étais à nouveau hors de mon corps.
Tu collectionnes beaucoup de pièces de design du XXe siècle…
J’ai eu une rencontre avec le design, c’était dans un magasin de bricolage en Guadeloupe, j’avais 11 ans, et à la caisse, il y avait tous ces magazines de déco. Et j’ai vu la couverture d’AD qui mettait en avant un nouvel hôtel imaginé par Philippe Starck. Ça m’a choqué. J’ai demandé à ma mère de m’acheter le magazine. Je me suis rendu compte que le design, c’était quelque chose de très ludique avec des noms particuliers pour les objets, la Coconut Chair, le Marshmallow… j’ai commencé à m’éduquer comme ça… Je garde en tête un répertoire d’icônes que je veux expérimenter… j’ai souvent acheté des pièces de design pour rien sur Le Bon Coin, pour vivre avec, avant de les revendre… J’ai un rapport viscéral aux objets… notamment pour ceux qui ont une aura magique… je pense à l’approche de Sottsass qui a toute une dimension totémique, évoquant des rituels, ses créations ne sont pas des objets neutres… Le canapé De Sede m’a plu pour son côté sensuel, organique. Pour moi tous les objets sont des prolongements du corps… Ils nous donnent des pouvoirs magiques.
Pourquoi as-tu choisi un appartement aussi parisien dans ses codes ?
C’est un passage. Le jour où j’aurai un appartement à moi, je pense qu’il ne sera pas dans ces codes-là. Ce sera plus épuré, avec des matériaux plus bruts, il y aura une espèce de dissonance. Je pense que tout ce qu’il ne faut pas faire en architecture d’intérieur, ou tous les matériaux qu’il ne faut pas utiliser, je vais les utiliser [rires]. Ça sera un peu expérimental, comme lorsque je conçois mes sculptures, avec des collages, des rencontres improbables d’objets, de matières…
Ton premier solo show, Keep Going !, une expo presque immersive, tant tu proposais de rentrer dans ton univers mental, c’était en 2021, à la galerie Les filles du calvaire en plein Covid… Il ne fallait pas se laisser abattre !
C’était très très bien, ça a créé des moments d’intimité, des rencontres très intéressantes avec le monde de l’art où ces gens-là avaient le temps parce qu’il n’y avait pas 10 000 vernissages au même moment. Donc ils étaient dans mon corps, dans ma tête, et c’est ce qui me plaît le plus dans ce que je fais, les rencontres, mais intimes. Je peux parler en public, mais je dois me faire violence.
Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Mon prochain projet va être de l’ordre de la performance et de la vidéo. Je vais partir en Guadeloupe pour faire une vidéo. Elle va parler de ma vision de mon île. De cette nature ultra-intrigante, particulière, qui peut être effrayante, parfois toxique mais qui est aussi nourricière, protectrice. Et je vais faire des… révélations. Ça sera pour début 2024. Et puis un solo show à Francfort qui sera ma première exposition en Allemagne.
Tu es sculpteur, mais réalisateur, mais styliste, mais designer…
C’est ça la chose créole. D’être plusieurs choses à la fois. Des rencontres inattendues entre des cultures, des objets, des saveurs… pour moi c’est très naturel d’être plusieurs choses à la fois, tout à la fois. Le « Tout-Monde » défini par Édouard Glissant. C’est ça les Caraïbes, c’est être un être fragmenté, ambivalent, contradictoire, mais qui existe. On peut être fragmenté et heureux. On peut aller chercher dans chaque fragment des choses qui rassurent, ou qui interrogent, et naviguer entre chaque, comme des îlots à la nature luxuriante…
Photographies : Charlotte Robin
Texte : Jean Desportes