Vous êtes fils et petit-fils de brodeur, vous n’aviez pas d’autre choix que de travailler dans la broderie ?
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : Pas du tout ! J’ai vu énormément de broderie, en effet, lorsque j’étais petit, j’ai gravité au milieu de gens de mode, charmants, mais qui prenaient une place trop importante dans mon univers d’enfant. Je me destinais donc à être commissaire-priseur car je m’intéressais aux maisons et aux gens qui vivent dedans. Je me suis destiné à travailler à Drouot, j’y suis entré lorsque j’avais 20 ans. Et puis, à la suite d’un voyage en Inde je suis tombé amoureux de ce pays. Un soir à Bénarès, au bord du Gange, il y a eu une coupure d’électricité dans toute la ville. Il ne restait de lumière que dans une petite échoppe, où un maître brodeur travaillait, avec le geste millénaire qui caractérise la broderie. Je me suis rendu compte que c’était exactement le même geste qu’en France, celui que j’avais vu toute mon enfance.
C’est à ce moment que s’est révélée votre passion pour la broderie ?
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : C’est le moment où tout s’est lié : ma passion pour la maison et les arts décoratifs, mon très grand intérêt pour les gens, une manière de regarder la broderie en prenant un peu de distance, en ne la voyant pas forcément depuis la rue de la Grange-Batelière où nous étions depuis presque 100 ans, à l’époque. Ça a été pour moi l’occasion de trouver ma place, d’écrire mon chapitre dans l’histoire de la Maison Lesage, plutôt que d’avoir attendu à Paris les bras croisés, ce qui est toujours un peu triste quand on est le fils d’une famille d’artisans reconnus. Donc oui, c’est l’Inde et mon passage chez Drouot qui ont été un déclic. J’ai toujours aimé la broderie mais je la mettais un peu de côté, puis c’est revenu. Comme souvent, le naturel revient au galop.
Quelle doit être la place de votre décoration dans un intérieur ?
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : Notre rôle n’est pas d’envahir la maison, nous ne devons pas exister chez nos clients de manière trop puissante. On doit faire partie du décor, qu’il soit archi-contemporain, futuriste, ou totalement classique.
Vous dites que vous proposez un artisanat intemporel ?
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : Oui, il y a des œuvres d’art qui doivent exister dans un décor. Nous proposons de l’artisanat intemporel, car on continue à être à la fois inventifs, novateurs dans nos propositions, sans prétendre créer des objets d’art. Ce sont les gens et les objets d’art qu’ils ont choisis qui vivent au centre de la maison. Ensuite, le décor vient l’envelopper, et nous faisons partie de ceux qui construisent cet écrin.
Notre vocation intemporelle est différente de celle de l’ornement de mode qui a vocation à singulariser les gens à un moment précis de leur vie, alors que la broderie d’intérieur, on la fréquente chaque jour, matin, midi et soir ! Ça n’est pas la même approche.
Le geste est le même, entre la broderie de mode et d’intérieur ?
Oui. Ce geste est millénaire, il n’a quasiment pas évolué. On poussait déjà l’aiguille dans les grottes du néolithique, en perçant des peaux… On perçait aussi des tissus avec des arrêtes de poisson ou des os affinés ! Il n’y a pas une différence énorme avec ce que l’on fait aujourd’hui, 5000 à 6000 ans plus tard.
Maintenant je m’adresse aussi aux deux directeurs artistiques qui vous accompagnent. Comment se sont passés vos débuts ?
AMAURY GRAVELEINE : Pour être honnêtes, on ne connaissait rien à la broderie. Après avoir participé au festival de la Design Parade de Toulon et réalisé une vitrine pour Chanel, on s’est lancés dans l’aventure en se disant : on n’y connait rien, mais c’est un travail exceptionnel qu’on va découvrir. D’où notre première rencontre avec Jean-François Lesage, ici, un mois de mars frileux.
Vous travaillez par thèmes. Quels ont été ces thèmes ces dernières années ?
MARC-ANTOINE BIEHLER : Nous avons eu l’idée de travailler sur le tarot de Marseille par exemple. C’est un thème riche en iconographie qui nous a permis de développer pas mal de dessins, et de jouer avec différentes techniques de broderie. C’était notre première collaboration avec la Maison Lesage Intérieurs, d’où la méridienne et le paravent qui sont exposés à cet étage.
Amaury et Marc-Antoine, vous venez de l’architecture d’intérieur. Comment se passe votre transition vers la broderie ?
MARC-ANTOINE BIEHLER : J’ai toujours eu une sensibilité avec le monde de la mode, à l’époque je ne savais pas si je voulais faire de la mode ou de l’architecture d’intérieur. Donc cette collaboration me permet de travailler avec des beaux tissus, de la broderie, un beau savoir-faire. C’est le moyen de retrouver tout ce que j’aime, ce que j’avais perdu en architecture d’intérieur.
En juin dernier, pour la Design Parade, vous avez créé un intérieur appelé « Chambre 100 », avec de la broderie sur la tête de lit et même sur un ventilateur. Quelle était l’idée derrière cette chambre ?
AMAURY GRAVELEINE : On voulait insuffler de la broderie contemporaine dans un intérieur, que les visiteurs puissent se projeter avec de la broderie chez eux sur un tapis, un miroir, une tête de lit. Montrer que chacun peut trouver son équilibre avec la broderie.
Avez-vous un projet commun pour Lesage Intérieurs ?
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : On a tous les trois la curiosité, le goût de l’autre, qu’il soit à Aubervilliers ou au bout du monde. Nous avons aussi le goût du voyage, géographique, mais aussi dans le temps, et un immense respect pour le travail qui vient de la main, car la broderie permet de singulariser les intérieurs ! Elle donne une grande liberté : on brode un intérieur comme on aurait pu prendre un stylo marqueur et dessiner sur les murs, les plafonds, les tapis, les céramiques de la cuisine. On peut exprimer des choses très singulières, dans un monde qui a tendance à standardiser, ou globaliser un certain nombre de choses.
On le voit dans vos broderies : l’humour fait aussi partie de votre personnalité ?
MARC-ANTOINE BIEHLER : C’est vrai qu’on aime ajouter un peu de légèreté, de poésie et d’humour dans notre travail. On essaye de ne pas se prendre trop au sérieux.
AMAURY GRAVELEINE : Ce qui nous lie aussi c’est l’émerveillement. On peut être émerveillés par un détail d’une pierre ou d’un coquillage, et tout à coup, vouloir le retranscrire en broderie.
Pour cerner vos goûts, je vais vous poser quelques questions, essayez de répondre rapidement ! Qu’est ce qui fait qu’un intérieur est réussi ?
AMAURY GRAVELEINE : La singularité.
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : La singularité.
MARC-ANTOINE BIEHLER : La cohérence entre les éléments.
L’harmonie dans un intérieur passe-t-elle par la couleur ?
MARC-ANTOINE BIEHLER : Il n’y a pas que la couleur qui entre en compte. Il y a les matières, les couleurs, les textures, les formes…
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : On joue sur des palettes très différentes, car nous sommes des caméléons. Quand on brode pour Peter Marino, on est Peter Marino. Quand on brode pour Pierre Yovanovitch, on est Yovanovitch.
Dans une interview, Jean-François Lesage, vous disiez qu’une maison est un petit univers. A quoi ressemblent vos petits univers ?
JEAN-FRANÇOIS LESAGE : J’ai plusieurs univers, comme j’habite dans différents endroits de la planète. Ma maison indienne raconte l’histoire d’un visiteur français émerveillé en Inde. Ma maison française du Perche raconte quelque chose d’intime. Et l’histoire de ma vie parisienne est en train de s’écrire… Dans ce nouveau logement, je vais essayer de raconter une histoire plus urbaine, plus concise.
AMAURY GRAVELEINE : S’il fallait répondre avec un mot, ça serait plutôt protection. Mon habitat est une superposition d’objets qu’on m’a offerts, que j’ai trouvés ou achetés. Des sortes d’amulettes, de talismans.
MARC-ANTOINE BIEHLER : Mon intérieur ressemble à un cabinet de curiosité. J’aime m’entourer de petits objets, étranges notamment, comme des insectes naturalisés, ou d’autres éléments que je chine !
Photographies : Juan Jerez
Texte : Alix Van Pée