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Alice Schneider, libraire engagée
« L'engagement, c’est travailler dans un environnement juste, proposer un lieu où les gens se sentent bien, où la discussion est ouverte. »
Elle préfère parler à la première personne du pluriel que du singulier. Quand on l’écoute, on comprend que le collectif et le vivre ensemble priment dans sa démarche et sa philosophie. Ils sont à la source de son projet comme de son engagement. En 2016, Alice Schneider et son associée Julia Mahler font le pari – saugrenu pour certains – d’établir une librairie dans le quartier populaire de la Goutte d’Or, situé au sud-est du 18ème arrondissement de paris.
Elles y ouvrent La Régulière en 2016, la librairie qu'elles ont imaginé pour ce quartier et ses particularités. Un commerce pas comme les autres dont les 95 m² sont devenus un modèle d'autonomie et de créativité, défendant une parole engagée souvent libératrice. Car Alice, désormais seule gérante, cultive l’indépendance entrepreneuriale comme intellectuelle. Affaire de convictions, de persévérance, sa Régulière démontre – à échelle David contre Goliath, et à l’heure d’une mondialisation effrénée – que les commerces de proximité ont toujours leur mot à dire, et qu’ils sont pour beaucoup dans la régénération du tissu urbain. « Je ne peux pas être dans une démarche capitaliste avec cette librairie », explique-t-elle, et on veut bien la croire, tant l’action initiée par les deux jeunes femmes a permis en huit ans de les installer durablement dans ce coin de Barbès… Démarche incitative et solidaire à suivre, pour peu qu’on en ait la carrure et l’envie. Comment fait-on bouger les lignes – avec très peu de moyens qui plus est – d’un territoire ? Réponse au fil de notre rencontre avec cette trentenaire qui privilégie le « gut feeling » aux business plans.
Pourquoi ce projet dans ce quartier populaire et souvent décrié ?
Quand Julia Mahler (mon associée) et moi-même avons ouvert la librairie, nous y vivions déjà. Nous étions tombées sous son charme mais nous regrettions son manque de librairies : on ne comprenait pas pourquoi il y en avait partout dans Paris sauf dans la Goutte d’Or.
Ce secteur du XVIIIème arrondissement a longtemps été victime de sa réputation…
Nous estimions pourtant qu’il méritait d’être valorisé ; instinctivement, y installer une librairie faisait sens. Nous trouvions aussi que La Goutte d’Or manquait de lieux de vie accueillants pour tous les publics, notamment pour les familles et les femmes : nous avons pris soin de ne pas en faire un endroit élitiste et silencieux où l’on a peur d’entrer.
Avant tout, c’est un endroit chaleureux…
Nous ne voulions pas d’une librairie traditionnelle. D’où la vente additionnelle de café et de gâteaux, qui invite les gens à passer la porte. La lecture doit rester accessible à tous : nous essayons d’y intéresser un maximum de gens – notamment les plus jeunes.
”Nous trouvions que La Goutte d’Or manquait de lieux de vie accueillants pour tous les publics, notamment pour les familles et les femmes : nous avons pris soin de ne pas en faire un endroit élitiste et silencieux où l’on a peur d’entrer.”
Cette dimension citoyenne est le principal pilier de votre projet.
Je trouve difficile que des commerces s’implantent dans ce type de territoires pour des raisons purement financières – parce que les loyers sont moins chers par exemple – sans essayer de comprendre de quoi le terrain est fait. Si La Régulière existe toujours, huit ans après sa création, c’est d’abord parce que nous avons choisi de travailler main dans la main avec les acteurs locaux. Pour l’instant il n’y a pas de Starbucks, de grosse chaîne qui se soit installée ici. C’est aussi comme ça qu’on évite l’écueil de la gentrification.
Comment, au jour le jour, cette démarche se traduit-elle ?
Nous sommes en relation constante avec les associations, les collèges et les écoles du coin. Nous organisons des ateliers gratuits incluant des goûters pour les enfants, de nombreuses rencontres avec des auteurs et autrices. C’est beaucoup d’effort, mais c’est aussi essentiel. Avec cette librairie, on a créé une dynamique commerciale et de fréquentation, on attire des gens qui ne viendraient pas dans la Goutte d’Or autrement… Je ne sais pas si on a un impact sur les gens – ça serait prétentieux de le revendiquer – mais sur le quartier, c’est évident que oui. En fait, un vrai maillage existe ici. Avoir pu l’intégrer, devenir une des raisons qui font qu’il évolue, c’est très fort.
“Je trouve difficile que des commerces s’implantent dans ce type de territoires pour des raisons purement financières – parce que les loyers sont moins chers par exemple – sans essayer de comprendre de quoi le terrain est fait.“
Qualifier La Régulière de pari osé, est-ce excessif ?
Pas complètement [sourire]. Julia et moi avions 25 ans, aucun patrimoine ni matelas financier quand nous nous sommes lancées dans cette aventure. C’était osé dans ce contexte-là. Nous n’avons pas non plus connu le parcours traditionnel d’une librairie généraliste qui ouvre à Paris, laquelle reçoit généralement des aides de l’État, certaines grosses subventions. Cette aide, on est allé la chercher ailleurs : notamment auprès de la Mairie de Paris qui nous a fourni un local, de la mairie du quartier, de partenaires issus de l’économie sociale et solidaire… L’aide de nos familles a aussi compté.
Dans votre cas, peu de moyens rime avec DIY…
Absolument. Le moindre meuble de La Régulière, on l’a construit de nos mains. Le bois nous avait été offert par le père de Julia, qui est artisan en Alsace. Le duo d’architectes d’intérieur qui nous a aidés, Hugo L’Ahellec et Johanna Lapray, est aussi pour beaucoup dans notre réussite : ils ne se sont rétribués qu’au fil du temps… Les graphistes qui nous accompagnent également. On a vraiment la librairie la moins chère possible ! [rires]. Avec le recul, je me rends compte qu’on aurait gagné à davantage déléguer si on en avait eu les moyens… Tout s’est fait extrêmement vite, nous devions répondre à des délais impartis. Quand la librairie a ouvert, on était lessivées.
“Le moindre meuble de La Régulière, on l’a construit de nos mains.“
La rentabilité d’un commerce est une nécessité. Dans le contexte actuel, arrivez-vous à tenir ce cap ?
On a tout de suite fonctionné, on a pu embaucher rapidement. On est à l’équilibre, nous avons peu d’emprunts, mais ça reste, quoi qu’on en dise, une économie fragile… La vigilance est de tous les instants.
La notion d’engagement est essentielle à ce projet. Quelle définition donnez-vous à ce terme ?
Julia et moi travaillions depuis plusieurs années quand on a ouvert – elle en tant que libraire, moi en tant que designer textile pour une grande marque. On a eu envie de réfléchir à la manière dont on envisageait le travail et l’entrepreneuriat, dans une dynamique qui ne soumette pas les individus et qui permette à tous d’en vivre correctement. Certaines valeurs me sont chères, je veux pouvoir les appliquer à tous les domaines de mon existence. Je travaille désormais pour une autre entreprise à mi-temps, ce qui me permet de réduire mon salaire et de mieux payer mes employées – deux à temps plein et une alternante. Je tiens à ce qu’elles soient mieux rémunérées que ce que recommande la convention collective, qu’elles bénéficient d’une bonne couverture sociale.
“Nous sommes diffuseurs de savoir : nous avons donc un pouvoir de prescription, de transmission non négligeable.“
Cette notion d’engagement passe aussi par vos choix littéraires…
Nous sommes diffuseurs de savoir : nous avons donc un pouvoir de prescription, de transmission non négligeable. Je ne peux pas être dans une démarche capitaliste dans un tel contexte. Nous avons la chance d’être indépendants, libres de mettre en rayons uniquement des paroles qui comptent, des ouvrages qui abordent des questions que nous jugeons cruciales : colonisation, violences sexuelles ou sociales, transphobie… Nous tenons aussi à soutenir les maisons d’édition indépendantes qui ont toutes des santés financières très précaires… Comme nous ! L’engagement, pour moi, c’est travailler dans un environnement juste, en traitant les gens de manière juste, en proposant un lieu où ils se sentent bien, où la discussion est ouverte – un lieu de parole, de partage.
A une époque où tout est digital, le livre est-il pour vous un repère organique ?
Tout à fait. Ça reste quelque chose qui se transmet, qui s’offre, qui se partage. Quelque chose qu’on garde, aussi. Les gens y restent très attachés. A mon domicile, j’ai une bibliothèque assez petite, par choix : les ouvrages que je conserve me tiennent à cœur. Les autres, je les offre, je les mets dans des boîtes à livres… De nos jours, malheureusement, le livre est aussi un marqueur social. C’est la raison pour laquelle nous encourageons les initiatives qui promeuvent la lecture : les Chèques Lire, par exemple, distribués par le Ministère de l’Éducation à des écoles dans des quartiers REP semblables au nôtre. Les gamins viennent alors choisir leurs bouquins : je ne suis pas matérialiste, mais posséder quelque chose qui procure de l’émotion, ça compte.
“J’ai pris la décision de déménager à Saint Ouen un moment de ma vie où j’avais aussi besoin de me recentrer, de mettre de l’espace entre ces deux vies.”
Vous habitez Saint Ouen, quartier également populaire en périphérie de Paris. Barbès – la banlieue, même combat ?
Barbès, c’est connu, c’est un quartier très contrasté, parfois radical, où les interactions peuvent être rugueuses. Saint-Ouen c’est différent, d’abord en termes de densité de population. J’ai pris la décision de déménager à un moment de ma vie où je n’avais pas les moyens de payer un loyer intra muros. J’avais aussi besoin de me recentrer, de mettre de l’espace entre ces deux vies… Et ça reste à 15 minutes à vélo seulement de la librairie.
Cet appartement est-il une extension de La Régulière ou son opposé ?
La déco de mon chez moi et de la librairie se confondent. Et pour cause : Julia et moi avions imaginé cet espace comme notre maison. On s’est souvent fait la réflexion qu’il ne manquait que des lits ! L’un comme l’autre sont chaleureux, nous y avons créé des liens affectifs forts. Néanmoins, l’interaction constante en boutique fait que j’ai besoin d’être dans le repli chez moi. Je vis à Saint-Ouen un peu comme dans un cocon, avec mon conjoint. Nous invitons rarement.
“Chez moi, j’ai une bibliothèque assez petite, par choix : les ouvrages que je conserve me tiennent à cœur. Les autres, je les offre, je les mets dans des boîtes à livres…”
Comment se déroulent vos journées ?
Je me réveille assez tôt. Soit j’ai le temps de lire un peu à la maison, soit je file à la librairie. J’aime y être avant l’ouverture, prendre un café tranquille avec les équipes… La Régulière accueille aussi un chat, il faut prendre le temps de lui donner à manger, de lui faire des câlins… J’apprécie toujours la demi-heure avant l’ouverture. Quand la boutique ouvre, on reçoit des cartons non stop, on passe notre temps à répondre à des mails, à mettre des livres en rayon. C’est un job très physique. Les soirs d’évènements, on ferme à 21 ou 22 heures, mais ça vaut le coup.
”J’apprécie la demi-heure avant l’ouverture, j’aime y être avant l’ouverture, prendre un café tranquille avec les équipes…“
Que reste-t-il à faire ? Que souhaiteriez-vous voir changer ?
Beaucoup de petites librairies plus récentes que la nôtre sont en difficulté. J’aimerais que ces structures qui nous ressemblent puissent faire leur chiffre d’affaires sans être sous pression constante, qu’on ait une meilleure marge sur ce qu’on vend, qu’on puisse payer un peu mieux nos équipes, prendre un extra pour travailler les week-ends, payer certains bénévoles qui font un super boulot… La période est dure : la majorité des grands groupes d’édition produisent beaucoup trop de livres, certains auteurs sont mal payés. Il y a un déséquilibre assez violent.
“J’aimerais que les petites librairies qui nous ressemblent puissent faire leur chiffre d’affaires sans être sous pression constante.”
Huit ans après ses débuts, le projet est-il tel que vous l’avez imaginé ?
Hormis quelques ajustements, oui. Mais on reste stupéfaites. La clientèle de proximité tient énormément à notre librairie, elle l’a soutenue sans faillir – certains viennent nous voir tous les jours. En huit ans, on a vu dans nos murs des enfants grandir, devenir adolescents puis adultes, qui continuent à nous acheter des livres. C’est quand même fou !
Vous ne vous attendiez pas à pareil engouement ?
Je ne m’attendais à rien, en fait. Quand on a ouvert, on a tout fait si vite, on était tellement jeunes… On ne se posait pas toutes ces questions. Quand je vois le résultat aujourd’hui, je suis heureuse et très fière. Tout ce que je souhaite, c’est que la vie des habitants de la Goutte d’Or au quotidien soit plus douce. Qu’elle puisse évoluer.
La Régulière, 43 rue Myrha, 75018 Paris.
Photographies : Jeanne Perrotte
Texte : Claire Stevens