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Accessibilité en ville

Mission invisible ?

Ce dossier est issu de Sloft Édition 07

 

Si l’accueil des Jeux paralympiques de Paris 2024 a accéléré les transformations dans la capitale, la question de l’accessibilité dans les villes de France reste problématique. Derrière les adaptations temporaires et les infrastructures modernisées pour l’événement, une réalité persiste : l’accès des personnes en situation de handicap aux infrastructures publiques reste très limité. Un constat qui interroge sur la place donnée par la société aux personnes vulnérables dans la cité, alors même que la loi l’y oblige.

 

Sur la place de la Concorde, en plein cœur de la capitale, l’artiste Lucky Love entonne les premières notes de sa chanson My Ability. Devant des millions de téléspectateurs, le chanteur lillois scande « Qu’est-ce qui ne va pas avec mon corps ? Ne suis-je pas suffisant ? », avant de laisser tomber sa veste pour découvrir un bras absent. Atteint d’agénésie, une malformation rare qui l’a fait naître sans bras gauche, Lucky Love affiche l’image d’un corps hors norme, souvent invisibilisé. Autour de lui, des danseurs valides et en situation de handicap forment un tableau poétique, où la différence s’efface au profit d’une performance artistique bouleversante. Sous leurs pieds, les pavés emblématiques de la place, recouverts, pour l’occasion, d’un sol lisse leur permettant d’évoluer avec fluidité.

Nous sommes le 28 août 2024, l’été s’achève à Paris et la cérémonie d’ouverture des Jeux paralympiques marque le départ de deux semaines de compétitions. Pour la première fois, l’engouement autour des épreuves des para-athlètes connaît une ferveur sans précédent. Pour Mathilde Cabanis, atteinte d’un handicap moteur et bénévole pour ces Jeux, c’est une reconnaissance longuement attendue : « C’est incroyable de voir des athlètes en situation de handicap être applaudis par des milliers de personnes », s’enthousiasme-t-elle alors.

Même émotion pour le joueur Hakim Arezki, vainqueur olympique avec l’équipe de France de cécifoot : « Ça ne peut arriver qu’une fois dans une vie pour un para-athlète de participer aux Jeux à domicile. Et là, en dessous de la tour Eiffel, quel honneur ! Je n’oublierai jamais la sensation de la médaille autour du cou après la victoire. »

À Paris, les infrastructures de la ville ont fait l’objet de plusieurs mois de travaux pour accueillir para-athlètes et visiteurs. Objectif affiché : « Être un moteur de changement sur la perception du handicap », selon le président du comité d’organisation, Tony Estanguet. Logements entièrement accessibles au sein du village des athlètes, abaissement des trottoirs, sonorisation des feux de circulation et matériel adapté aux différents handicaps… Trente-trois millions d’euros au total ont été injectés pour financer ces aménagements majeurs, dont certains sont temporaires. Alors, une fois l’enthousiasme des Jeux retombé, que reste-t-il vraiment pour cette population, bien souvent absente de l’espace public ?

PARIS PEUT MIEUX FAIRE

 

Pour accueillir les Jeux paralympiques, Paris a dû se mettre au travail. En 2022, une étude menée par le site money.co.uk sur l’accessibilité dans les vingt villes les plus visitées au monde plaçait la capitale en septième position, derrière Dublin, Amsterdam ou New York. En cause : son réseau de transports, notamment ferré, largement inadapté. Une seule ligne de métro, la 14, est entièrement accessible aux personnes en situation de handicap moteur; et bien que l’ensemble des lignes soit accessible aux personnes avec un handicap mental, auditif ou cognitif, rares sont celles qui s’y aventurent. Grâce à l’organisation des Jeux paralympiques, la ville a accéléré l’accessibilité du réseau de bus et de tramway, désormais en capacité d’accueillir tous les publics. « Quand la rampe du bus fonctionne, ce qui n’est pas toujours le cas », soupire Agathe Barrois, atteinte d’une maladie génétique qui l’oblige à rester dans un lourd fauteuil électrique. Pour chaque déplacement, l’étudiante à l’École normale supérieure a appris à s’armer de patience. La rapidité du métro est un rêve lointain. Il faut éviter les heures de pointe où son fauteuil n’a pas sa place, sans compter les incivilités quotidiennes. « Il m’est déjà arrivé d’avoir un inconnu sur les genoux ! », se souvient-elle encore. Si les transports en commun ne sont pas accessibles, il en est de même pour les commerces de proximité et certains bâtiments municipaux, comme les écoles. Le moindre déplacement se transforme vite en parcours du combattant où l’improvisation n’a pas sa place. « Tout doit être programmé, vous n’avez droit à aucune spontanéité », regrette Nicolas Mérille, conseiller national au sein de l’association APF France Handicap. L’accueil des Jeux paralympiques a néanmoins permis certains aménagements durables, reconnaît-il, comme « la flotte de 1 000 taxis accessibles et la construction de 3 000 logements dans le village olympique, qui seront intégrés au parc social et privé ». Autre chantier accéléré par la présence des Jeux à Paris, la création de dix-sept quartiers « d’accessibilité augmentée », permettant à toute personne, quelle que soit sa situation, de se déplacer facilement et d’avoir accès aux services municipaux de son quartier. Encore peu connu des habitants, ce projet va bénéficier aux 7 % de la population francilienne en situation de handicap. Mais pour les douze millions de personnes handicapées réparties sur le reste du territoire, il faudra sans doute encore attendre, alors même que l’État s’apprête à fêter cinquante ans d’action publique sur le sujet en janvier 2025.

 

Photographie : Paris 2024 / Isabelle Harsin

« Pour se déplacer, tout doit être programmé, vous n’avez droit à aucune spontanéité. »


DES VILLES HORS-LA-LOI

 

Invisibles aux yeux des valides, les obstacles dans la ville sont nombreux pour les personnes en situation de handicap. Un ressaut devant un ascenseur, un bouton d’appel situé trop haut, une porte battante un peu lourde… Des détails qui semblent insignifiants mais qui peuvent vite devenir des obstacles infranchissables. « On sous-estime à quel point il est difficile pour une personne en fauteuil de pousser seule la porte d’un magasin par exemple, puis de se déplacer à l’intérieur, avec des allées souvent trop étroites pour manœuvrer », pointe l’architecte Sylvie Châtaignier.
« Cela montre qu’on pense à elles en dernier. Pour réussir, une personne en situation de handicap doit faire preuve de beaucoup plus de persévérance, tout en luttant contre la douleur et la fatigue. On oublie souvent leur souffrance, on ne voit que ce qu’elles ne peuvent pas faire », explique l’architecte spécialisée en aménagement pour les personnes fragiles. Une situation parfois dramatique, qui compromet l’accès aux droits fondamentaux des personnes en situation de handicap. Dans un avis rendu en avril 2023, le Conseil de l’Europe a sévèrement condamné l’État français, en concluant à la violation de la Charte sociale européenne. Dans son rapport, l’institution dénonce : « En France, les personnes en situation de handicap sont encore discriminées, souffrent d’une forme d’exclusion sociale et
les entraves à leur autonomie et pleine participation à la vie de la société perdurent, faute de réponse coordonnée et suffisante
. »

 

Photographie : Guillaume Bontemps / Ville de Paris

Pourtant, depuis 2005, la loi impose la mise en accessibilité des bâtiments et des transports. Initialement prévue pour 2015, puis repoussée, cette législation vise à garantir l’accès aux établissements recevant du public (ERP), sauf en cas de dérogation. Elle est arrivée à échéance en septembre dernier, et le constat reste inchangé : de nombreux lieux ne sont toujours pas adaptés pour accueillir les personnes en situation de handicap. Les commerces de proximité, comme les épiceries, salons de coiffure et restaurants, sont particulièrement à la traîne. Sans sanctions pour non-conformité, beaucoup préfèrent éviter d’engager des travaux coûteux ou contraignants. « Il y a un vrai manque de volonté politique », déplore le député NFP de Dordogne Sébastien Peytavie, le premier de la Ve République à avoir intégré l’hémicycle dans un fauteuil roulant. Difficile de contredire l’élu. Bien que le handicap ait été désigné
« grande cause nationale du quinquennat » par Emmanuel Macron, le gouvernement formé en septembre 2024 a surpris en ne nommant aucun ministre délégué aux personnes handicapées parmi les 41 membres. Un « oubli incompréhensible » pour les associations, seulement vingt jours après la fin des Jeux paralympiques. Face à l’indignation générale, les autorités ont finalement fait marche arrière en désignant Charlotte Parmentier-Lecocq, mais, pour beaucoup, il était déjà « trop tard ».

 

Photographie : Guillaume Bontemps / Ville de Paris

GRENOBLE ET STOCKHOLM, LES MODÈLES

 

Dans le reste de la France, certaines villes se démarquent par leur engagement en faveur de l’accessibilité. C’est le cas de Grenoble, dont le conseil municipal est traduit en langue des signes et qui a installé des bandes de guidage pour les personnes malvoyantes ainsi que des boucles magnétiques dans tous les lieux culturels et de conférences, afin de faciliter l’accès aux personnes malentendantes. « Pour travailler sur l’accessibilité, il faut penser la vie d’une personne dans sa globalité : se lever dans un logement, se déplacer dans l’espace public, aller à l’école ou au travail, et enfin accéder aux activités sportives et culturelles », explique Luis Beltran-Lopez, conseiller municipal délégué Handicap et Accessibilité de la ville. Cette question de la chaîne de déplacement est centrale, car elle représente un véritable enjeu pour les personnes en situation de handicap. « Parfois, je me retrouve dans une rue où je peux monter sur le trottoir, mais pas en redescendre », explique Agathe Barrois. Pour une ville vraiment inclusive, l’accessibilité universelle doit s’adapter à tous les types de handicaps, qu’ils soient moteurs, visuels, auditifs, psychiques ou mentaux. Du côté des architectes, les mesures posent problème. Pour une partie de la profession, les aménagements spécifiques riment souvent avec complications techniques et manque d’esthétisme.
« L’un des plus grands défis reste de concilier les deux. Trop souvent, pour des raisons visuelles, nous négligeons des éléments essentiels pour les personnes malvoyantes ou à mobilité réduite », ajoute Luis Beltran-Lopez. L’exemple suédois prouve le contraire. À Stockholm, le quartier Hammarby Sjöstad a intégré une série d’aménagements accessibles aux personnes en situation de handicap, tout en étant internationalement reconnu pour son esthétisme. Les trottoirs sont larges et sans obstacles, les passages piétons sont équipés de signaux sonores pour les malvoyants, et les bâtiments respectent des normes d’accessibilité strictes. Le projet a reçu plusieurs distinctions pour son urbanisme durable et inclusif, démontrant qu’un tel aménagement est possible, sans rien sacrifier à l’harmonie en ville. À l’est du globe, la sensibilité forte pour les aînés invite à une ville plus inclusive. C’est le cas du Japon, où plusieurs sites historiques se sont adaptés pour faciliter l’accès aux personnes en situation de handicap. Dans le temple Kinkaku-ji à Kyoto, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, des chemins en gravier compact permettent aux personnes en fauteuil roulant d’accéder à son célèbre pavillon doré. En intégrant des aménagements pensés pour tous, les villes favorisent non seulement l’inclusion des personnes en situation de handicap, mais elles créent également des environnements plus agréables et fonctionnels pour l’ensemble de la population. Un enjeu crucial à l’heure du vieillissement démographique, où les personnes de plus de 60 ans représenteront 22 % de la population mondiale d’ici 2050.

 

Photographies : Émilie Chaix/Ville de Paris / Association Valentin Haüy

« Pour réussir, une personne en situation de handicap doit faire preuve de beaucoup plus de persévérance, tout en luttant contre la douleur et la fatigue. »


UNE CITÉ ACCESSIBLE POUR TOUS

 

Derrière la question de l’accessibilité, se joue aussi l’émancipation des personnes en situation de handicap, souvent moins diplômées et ayant un accès limité à l’emploi. « Elles sont soit cantonnées chez elles, soit dans des structures médicosociales. C’est un apartheid social », dénonce Nicolas Mérille. En offrant les mêmes accès qu’aux valides, une ville permet à chacun de s’épanouir et de construire un avenir qui lui ressemble. Et cela profite à tous. « On commence à comprendre que ce qui est bon pour les personnes en fauteuil roulant l’est aussi pour d’autres, comme les parents avec poussettes », souligne Sylvie Châtaignier. Tous ceux dont la mobilité est limitée
– les personnes âgées, les femmes enceintes ou encore les voyageurs chargés de valises – bénéficient également d’infrastructures plus inclusives. Au-delà du confort, ces mesures participent à la création d’une société qui reconnaît et respecte les particularités de chacun, qu’il s’agisse de l’âge, des capacités physiques, de la langue ou des orientations sexuelles. La ville devient plus humaine, plus empathique, et la diversité y est à sa place. Dans le match pour l’inclusivité, les Jeux paralympiques de Paris 2024 ont donné une visibilité cruciale aux personnes en situation de handicap et ont permis au grand public de changer de regard sur une réalité souvent perçue comme isolée ou problématique. C’est une première étape gagnée, mais il reste de nombreux points à marquer pour remporter la manche, et faire de la ville un lieu véritablement plus juste, plus inclusif, au bénéfice de toute la société.

 

Photographies : Joséphine Brueder/Ville de Paris

« L’accessibilité, un véritable ajout de qualité pour tous. »


 
Entretien avec Nadia Sahmi
 
Photographie : Fabrice Garate

Architecte DPLG, Nadia Sahmi est engagée depuis plus de trente ans dans la défense de l’accessibilité dans la ville.
À l’origine du concept de chaîne de déplacement, Nadia Sahmi milite pour une approche globale et systémique de l’urbanisme qui nécessite l’engagement de tous ses acteurs. Dans cet entretien, elle partage sa vision d’une ville inclusive où chacun, valide ou en situation
de handicap, peut se sentir pleinement intégré.

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de la manière dont l’accessibilité est devenue centrale dans votre carrière ?
 
Je suis architecte DPLG [diplômée par le gouvernement, N.D.L.R.] et, dès le début, l’humain était au cœur de ma réflexion. Ce qui m’intéressait, c’était de concevoir des espaces qui améliorent la qualité de vie. Après mes études, j’ai choisi de travailler sur un projet d’école pour tous, car, pour moi, les absents de l’école étaient les enfants en situation de handicap. À cette époque, dans les années 1992-1993, il n’y avait aucune formation sur ce sujet. J’ai donc décidé de me former en allant à la rencontre des associations et en comprenant ce que cela signifiait de mal voir, de ne pas entendre ou d’être en fauteuil roulant. Mon travail d’architecte s’est ainsi naturellement orienté vers l’accessibilité, en étant à l’écoute des besoins réels des habitants.
 
Comment avez-vous vu évoluer l’accessibilité urbaine depuis vos débuts ?
 
Il y a eu un immense progrès, même si on est encore loin d’une accessibilité complète. Quand j’ai commencé, il y avait très peu de textes sur l’accessibilité et ils étaient mal appliqués. Par exemple, un sanitaire pouvait être accessible, mais il y avait trois marches pour y accéder. Mon travail a consisté à définir ce que j’appelle la « chaîne de déplacement », c’est-à-dire qu’il ne suffit pas qu’un seul élément soit accessible, mais il faut que tout le parcours le soit, du bâtiment à ses abords, en passant par les espaces de stationnement. C’est cette chaîne qui est essentielle à une vraie participation dans la ville. Aujourd’hui, cette notion est intégrée dans la conception des bâtiments et des espaces publics, mais il reste beaucoup à faire.
 
Quelles difficultés rencontrez-vous pour rendre la ville réellement inclusive ?
 
La première difficulté est de répondre à tous les types de handicaps. Par exemple, les rampes sont une bonne solution pour les personnes en fauteuil roulant, mais elles ne sont pas adaptées aux personnes malvoyantes ou âgées. Il faut donc trouver des compromis, car l’accessibilité universelle, c’est une multitude de petites solutions complémentaires. C’est cette approche que je prône : ne pas chercher une solution unique, mais identifier les grands dénominateurs communs pour une combinaison d’aménagements qui profitent à tous.
 

« Il faut penser l’accessibilité comme un tout, du domicile jusqu’à la ville. »


 
Comment élargir cette « chaîne de déplacement » à l’ensemble de la ville et non plus seulement aux bâtiments ?
 
Il ne suffit pas que l’intérieur des bâtiments soit adapté. Si l’espace public, les trottoirs, les transports ne le sont pas, les personnes en situation de handicap ou âgées se retrouvent confinées chez elles. Il faut donc penser l’accessibilité comme un tout, du domicile jusqu’à la ville. Par exemple, si je peux aménager un appartement accessible, mais qu’une personne âgée ne peut pas se promener dans un parc ou aller à la mairie, on manque le cœur du sujet. Il ne s’agit pas seulement de construire des rampes ou des ascenseurs, mais de créer une ville dans laquelle chacun peut se déplacer, participer et s’intégrer.
 
Quel a été votre rôle dans l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 ?
 
Les JO m’ont contactée pour rédiger le cahier des charges qui allait guider la construction des villages et des sites olympiques. L’objectif était que tous les sites soient accessibles, non seulement pour les personnes en situation de handicap, mais aussi qu’ils puissent s’adapter à l’évolution des besoins, comme le vieillissement ou la maladie. Nous avons pensé à des espaces évolutifs, avec des cloisons mobiles pour agrandir une chambre ou créer une ouverture entre les pièces afin de maintenir le lien social. Ce que cette expérience a permis de révéler, c’est que le handicap peut être perçu autrement, notamment à travers l’architecture. Il est possible de créer des dispositifs qui soient à la fois fonctionnels et esthétiques, comme des fauteuils roulants ou des attelles qui deviennent beaux. Le handicap peut générer de l’émotion, et cela réduit le rejet, tout en augmentant la compassion. Dans les sites comme le Grand Palais ou les villages olympiques, les infrastructures ont été pensées sans difficulté, sans avoir à se battre pour convaincre. Cependant, un des défis reste de pérenniser ces pratiques au-delà des JO, car certaines entreprises ont tendance à considérer ces demandes comme spécifiques à l’événement, sans les reproduire ailleurs. Ce qui a manqué, c’est une approche globale pour former et accompagner durablement.
 
Quelles sont selon vous les priorités pour les futurs programmes urbains en matière d’accessibilité ?
 
Nous devons penser de manière systémique. Une ville inclusive, ce n’est pas seulement des bâtiments adaptés, mais une organisation qui prend en compte le vieillissement, les handicaps physiques et mentaux, et même la fatigue ou les maladies. Il faut que chaque projet, qu’il s’agisse d’une promenade dans une forêt ou d’une place en ville, intègre ces notions de lenteur, de repos, de bien-être. Un cimetière, par exemple, est souvent conçu de manière très inadaptée : il n’y a nulle part où s’asseoir, se protéger de la pluie ou simplement pleurer. L’accessibilité, c’est aussi respecter ces moments-là, créer des espaces où l’on peut prendre le temps de vivre.
 
Vous parlez souvent de l’importance des émotions dans l’architecture. Comment cela se traduit-il dans votre travail ?
 
L’être humain est fondamentalement social. Il a besoin de relations, de contacts avec les autres, mais aussi avec la nature. Je crois beaucoup en ce que j’appelle la « biophilie » et la « philocalie ». L’humain a besoin d’entendre le chant des oiseaux, de voir des arbres, d’être en contact avec la beauté naturelle et bienveillante. Mais cette beauté ne doit pas être réservée à quelques-uns : elle doit être accueillante pour chacun, quelle que soit sa différence de corporalité, de sensorialité ou de sensibilité. C’est cette approche inclusive qui permet de sortir de la simple problématique du handicap. Concevoir une architecture qui répond à cette diversité, c’est créer des espaces où tout le monde se sentira bien, qu’on soit en fauteuil roulant, malvoyant ou simplement fatigué. Quand on conçoit des espaces totalement bétonnés, sans vie, sans végétation, on crée de la souffrance.
 

« Le temps de l’urbanisme est un temps long, et pour les personnes en situation de handicap, c’est insupportable. »


 
Quels sont les défis à venir pour l’accessibilité ?
 
Je pense que le plus grand défi est de réussir à convaincre que l’accessibilité n’est pas une contrainte, mais un véritable ajout de qualité pour tous. Trop souvent, elle est perçue comme une obligation coûteuse et peu esthétique. Pourtant, lorsque c’est bien pensé, cela améliore la vie de chacun. L’autre défi est la lenteur des changements. Le temps de l’urbanisme est un temps long, et pour les personnes en situation de handicap, c’est insupportable. Elles n’ont qu’une vie et ne peuvent pas attendre vingt ans pour que leur ville devienne accessible. Il faut donc accélérer les projets et penser dès maintenant à des solutions évolutives et pérennes.

Handis en ville


 
La cité est-elle vraiment pensée pour tous ?
Photographies : Jeanne Perrotte

Au quotidien, Mathilde, Agathe et Hakim arpentent la ville en naviguant parmi ses défis. Pour ces trois citadins en situation de handicap, l’espace public est à la fois
une épreuve d’adaptation, de résilience, mais aussi d’affirmation. Ils nous racontent comment la ville, entre obstacles et infrastructures adaptées, influence leurs déplacements, leur indépendance, et leur rapport au monde extérieur. Comment transformer cette réalité ? Que signifie habiter une ville vraiment inclusive ?
À travers leurs témoignages, tous nous invitent
à réimaginer une cité où chacun trouve pleinement
sa place.

Mathilde Cabanis, hémiplégique du côté gauche, mère de deux enfants, LinkedIn Top Voices sur le handicap

« Mon handicap est apparu après plusieurs AVC. Je suis hémiplégique du côté gauche et je marche avec une attelle en carbone. Ma fille a un handicap invisible : greffée du foie, elle prend des médicaments antirejet qui la rendent immunodéprimée. En ville, je me suis souvent sentie isolée, surtout quand mes enfants étaient en poussette. Avec mon handicap, je ne pouvais pas les porter dans les escaliers et je devais me limiter au bus, ce qui rallongeait considérablement mes trajets. C’est là que j’ai vraiment ressenti le poids de mon handicap. »

« Aujourd’hui, je compense, mais la ville reste difficile. Les pavés, les sols instables, les vieux bâtiments sans ascenseur… Ils me rappellent constamment mes limites. Mais je refuse de me laisser restreindre par mon handicap. J’ai appris à trouver des solutions et à demander de l’aide quand j’en ai besoin. Aujourd’hui, je continue à militer pour que la ville soit plus inclusive, non seulement pour les personnes en fauteuil roulant, mais aussi pour celles avec des handicaps invisibles. Ce serait formidable de changer le logo du handicap, qui ne représente que 3 % d’entre nous. Un symbole plus universel aiderait à reconnaître les réalités de chacun et à faciliter la vie de tout le monde. »

Agathe Barrois, étudiante à l’ENS et atteinte d’amyotrophie spinale, une maladie génétique rare qui touche tous les muscles, sauf le cœur

« Je n’ai jamais pu marcher, je suis en fauteuil depuis mes 2 ans. Sortir me demande une organisation millimétrée, pas question d’improviser. Tout doit être planifié : analyser les trottoirs, éviter les pavés, repérer les rampes d’accès… Je ne me sens à l’aise que lorsque je sais exactement par où passer et comment accéder à un lieu. À l’École normale supérieure, où je suis étudiante, les bâtiments sont globalement accessibles et je passe beaucoup de temps dans leurs bibliothèques et jardins. »

« J’apprécie aussi d’aller au musée d’Orsay, qui est mieux conçu pour nous que le Louvre. Mais pour les restaurants, cafés ou bars, c’est très compliqué ! Dès que je veux m’éloigner un peu, les transports deviennent vite un cauchemar. Résultat : tout prend un temps fou et ça isole. Je vais souvent dans les mêmes endroits, car, malgré tout, il faut oser sortir. La ville n’est pas accessible, c’est vrai, mais c’est en étant visible que l’on peut faire bouger les choses. C’est un acte politique. »

Hakim Arezki, défenseur central de l’équipe de France de cécifoot et médaillé d’or aux Jeux paralympiques de Paris

« Perdre la vue en 2001, à cause d’une balle lors d’une manifestation en Algérie, a bouleversé ma vie, mais la France et le cécifoot m’ont sauvé. Avec les Jeux paralympiques de Paris, on a vécu quelque chose d’inimaginable. Jouer sous la tour Eiffel, devant des milliers de spectateurs, c’était un rêve pour un para-athlète, et ça a montré que notre sport peut avoir un impact énorme. Je ne peux pas conduire donc les transports sont essentiels pour aller à mes entraînements. »

« Je vis à Boulogne-Billancourt et je m’entraîne à Bondy. Ça me prend une heure vingt-cinq : dix minutes à pied, puis métro, RER, bus. Un trajet que j’effectue seul la plupart du temps. Je me suis adapté à la société, pas l’inverse ! Le sport, en particulier le cécifoot, m’a aidé à gagner en autonomie, grâce à l’utilisation de mes sens. Mais aujourd’hui, ce qui complique les choses, ce sont les voitures électriques ou les trottinettes, tous ces objets mobiles mais pas sonores. »


Texte : Sophie Gauthier